Le CEP, une instance à plusieurs niveaux d’hétérogénéité

La lettre du président

Dominique Wolton, Président du Conseil de l’éthique publicitaire

CEP n’est pas une instance consensuelle. En quoi et pourquoi le CEP est-il un aiguillon pour l’ARPP et la profession ?

La première raison tient au fait que le CEP est composé pour une moitié de professionnels de la publicité et pour l’autre moitié de personnalités de la société civile. Et cela établit déjà un premier niveau d’hétérogénéité. La deuxième raison vient des collèges présents au sein de l’ARPP, annonceurs, agences, médias, qui ont des logiques qui ne sont pas les mêmes. Cela introduit un deuxième élément d’hétérogénéité. Et au sein de personnalités qualifiées aussi, les membres n’ont pas le même profil. On a intérêt à préserver cette hétérogénéité et surtout à ne pas aller vers la simplification et la rationalisation. En tant qu’universitaire et chercheur, je suis favorable à la diversité des points de vue. Si les membres n’ont pas le même point de vue, soit on arrive à une synthèse, soit, et c’est plus rare, nous expliquons que nous avons plusieurs points de vue sur une question. Mais il est indispensable d’avoir des points de vue contradictoires. Cela fait partie de la démarche intellectuelle inévitable sur une question qui reste ouverte. Personne ne sera jamais d’accord, ni sur une vision homogène du rapport société / publicité, publicité / marque, marque / agence, etc. Le plus intelligent, c’est de montrer la diversité des points de vue et la diversité des logiques. C’est une tradition intellectuelle indispensable et c’est bien que ce soit une instance de la publicité qui le fasse, parce qu’il n’y a pas beaucoup de grandes industries qui le font. Comme la publicité est en général considérée comme non sérieuse, cela démontre qu’elle fait finalement un travail au moins aussi sérieux que les autres.

Loin de se prononcer en faveur de contraintes ou d’un durcissement des règles déontologiques, le CEP fait le pari de “l’intelligence du consommateur”. Pouvez-vous nous préciser cette posture ?

Le stéréotype dominant contre la publicité, c’est que pour qu’une campagne de communication marche, il faut que les consommateurs soient des idiots : on les manipule, on les « influence » comme on dit maintenant avec internet. Je défends depuis toujours qu’il n’y a pas de communication sans intelligence du récepteur. Cela signifie que l’on peut nous raconter n’importe quoi, si on n’a pas envie de l’accepter ou de l’entendre, alors on le refuse, poliment ou pas. Par conséquent, c’est faux de s’imaginer que l’on peut manipuler avec des campagnes de communication. On peut influencer oui, manipuler cela suppose que le consommateur soit dépourvu de conscience. D’ailleurs plus personne ne le pense, même pas les politiques, mais on n’est pas près d’admettre que le récepteur est intelligent. Si on considère que le consommateur est idiot, alors on trouve également que l’auditeur, le spectateur est idiot. Ça signifie que le citoyen aussi est idiot. Pourquoi est-ce que le citoyen serait capable de discriminer les discours et le récepteur des publicités n’en serait pas capable ? Non, le récepteur est toujours intelligent, qu’il soit exposé à la radio, à la télévision, à la publicité sur Internet. En tout cas, il n’est pas pire face à la publicité. La démocratie repose sur ce principe que le citoyen est intelligent. Pourquoi serait-il influencé ? C’est la grande différence avec le marxisme, qui considère que l’on est aliéné par le discours du maitre. Mais je récuse cette thèse de l’aliénation, qui suppose la perte de la conscience. On peut ne pas pouvoir réagir, comme en cas de dictature, mais le fondement de la démocratie, c’est l’hypothèse que les êtres humains sont suffisamment intelligents pour avoir une égalité dans le vote. La démocratie repose sur l’inclusion des êtres humains, la dictature sur son écrasement.

En 2022, vous avez lancé une réflexion sur la diversité linguistique, culturelle et la publicité, qui a abouti à l’adoption d’un avis en mars 2023, à l’occasion de la Semaine de la langue française et de la Francophonie 2023. En quoi la diversité linguistique est-elle garante de la diversité culturelle ?

La mondialisation est confrontée à une vraie contradiction. D’un côté, il y a une liberté de circulation, l’ouverture, et de l’autre, la condition pour que cette mondialisation se passe, c’est qu’il faut une certaine rationalisation. La preuve, c’est que les biens, les services, les objets sont les mêmes d’un bout à l’autre du monde : toutes les marques sont mondiales. Donc cette soi-disant ouverture de la mondialisation se traduit par une rationalisation et donc une standardisation. C’est une logique économique, qui est d’ailleurs un des principaux échecs de la mondialisation. Et du point de vue politique, c’est encore pire, parce que tous les peuples, tous les individus ont une langue, un style, des histoires, du vocabulaire. Et par conséquent, si on veut éviter une réaction très violente contre la mondialisation, il faudra préserver la diversité culturelle. En 2005, il y a eu un vote à l’UNESCO où 99 % ont voté pour la préservation de la diversité culturelle comme condition de la paix ; seuls 4 Etats, dont les Etats-Unis, n’ont pas voté pour. Si on veut sauvegarder la diversité culturelle, la première des conditions, c’est la langue. Tout le monde pense que la langue n’est pas importante, qu’on peut en changer, qu’on peut tous parler anglais. On peut parler anglais, mais le problème c’est qu’il faut sauver toutes les autres langues. On peut utiliser l’anglais comme langue vernaculaire mais pas comme un outil de la pensée. C’est bien que cette réflexion vienne de l’univers de la publicité, qui est un univers où il faut toujours être à la mode. On croit toujours que parler anglais fait plus intelligent. On ne tient pas compte du fait que la publicité française n’est pas la même que l’italienne, que l’espagnole, que même si les images sont mondiales, on essaie de créer des messages adaptés. Et ce n’est pas un style commercial, c’est une obligation culturelle. Sinon on va se battre.

On célèbrera en 2024 les 30 ans de la loi Toubon. Est-ce que c’est toujours l’anglais le problème ?

Ce n’est pas l’anglais le problème. C’est le statut de la langue dominante. Avant c’était le français, et avant le latin… L’anglais étant la langue la plus généralisée, le problème, c’est de laisser l’anglais à sa place et de sauvegarder les langues maternelles et nationales. Il faut apprendre deux langues internationales, dont l’anglais. Pourquoi les gens s’imaginent que parler anglais est intelligent et moderne ? C’est ridicule ! Et la France est très conformiste là-dessus, alors que les Italiens ou les Espagnols sont beaucoup plus attachés à leur langue. On a une langue mondiale, mais les Français ne sont hélas pas intéressés par ce que représente la langue française et la francophonie. Alors que les Anglais eux-mêmes en ont assez de voir leur langue torturée.

Bien sûr la loi Toubon est importante. C’est à la mode de dire que c’est ringard, mais pas du tout… Les Québécois n’existent que comme ça. Et de toute façon, même si une langue disparait, elle revient de manière violente, 10, 15 ou 50 ans après. La langue, c’est la condition fondamentale de l’identité.

Pourtant, parler anglais, c’est acquérir une posture internationale, non ?

Mais non, on peut très bien faire des traductions ! Un Américain qui ne sait pas parler une autre langue, il est handicapé ! Il faut donc que les anglophones eux-mêmes apprennent une autre langue. Que l’on connaisse 200 mots en anglais, c’est bien, mais il ne faut pas croire que l’on arrive à se comprendre avec ça. La preuve, c’est que dès qu’il y a des enjeux importants, en politique ou en économie, on fait appel à des traducteurs. Tout le monde rêve d’un système de traduction automatique. C’est ridicule, parce que le sens d’une langue est d’une complexité extraordinaire. La diversité linguistique est une des choses les plus sophistiquées qui soit. Et il faut valoriser le travail des traducteurs. L’Europe est un superbe exemple : l’anglais prend encore une place trop importante, mais surtout il faut que l’on conserve les autres langues. Par contre, il ne faut pas dire que ça coûte trop cher et que c’est trop long, parce que si l’Europe abandonne la diversité linguistique, c’est perdu pour le reste du monde. Donc il faut accepter que la mondialisation ait un coût, qui est la traduction. Et la traduction, c’est du génie : un traducteur est une personne qui peut comprendre plusieurs systèmes de pensées simultanément.

En 2023, le programme de travail du CEP porte sur la liberté et l’excès de bienveillance, d’une part, et sur la comparaison des systèmes d’autorégulation en Europe. Pouvez-vous nous expliquer ces choix ?

La comparaison des systèmes d’autorégulation en Europe, c’est fondamental. On est dans un espace de liberté et de démocratie et on a des cultures extrêmement différentes, y compris au niveau de la publicité. Donc si on comprend les principes de régulation des uns et des autres, d’abord on voit que les autres sont intelligents et que l’on n’a pas la même histoire. La comparaison est le cœur de l’Europe. Ça permet progressivement de sortir des positions communes de l’Europe. La grandeur de l’Europe, c’est la diversité et des propositions sur des grands sujets. Et après il faudra comparer avec l’Amérique et les autres grandes aires régionales. Comparer, c’est penser : la pensée passe toujours par la comparaison, surtout en sciences sociales et sur des enjeux artistiques, économiques et politiques. D’autant plus que la publicité, c’est de la politique.

Le sujet « la liberté et l’excès de bienveillance » est un autre travail de société. Tout d’abord, avec la mondialisation, le danger est la rationalisation et la standardisation. Et ensuite, il y a une espèce de moralisme qui s’est institué, parce que nos sociétés sont extrêmement difficiles à gérer : on ne comprend pas comment ça fonctionne. Donc on revient au conservatisme et au conformisme. Finalement, on ouvre la mondialisation et on aboutit au conformisme. C’est une espèce de morale et il est vital de lutter contre cette idéologie de la bienséance, qui ne garantit rien. La démocratie, ça n’est pas nier les conflits, c’est les gérer. C’est pour ça que la culture dans la démocratie est difficile. C’est une grande chose de pouvoir gérer les conflits : dans les pays où l’on ne gère pas les conflits, on envoie les gens en prison. Mieux vaut qu’il y ait une pluralité de la discussion là-dessus que ce moralisme mou. Quand on a beaucoup de liberté, on n’est pas forcément plus heureux, mais quand on n’a pas de liberté, on sait qu’on ne peut pas être heureux ! Plus tout est standardisé, plus il faut laisser s’exprimer la liberté individuelle et la créativité. On ne gagne rien à faire une société standardisée !