Au nom de tous les droits accumulés, il n’y a plus que des langues de bois
Le paradoxe est complet : la culture de la publicité est entrée dans les mœurs, devenue même un objet de formation universitaire, mais elle demeure toujours aussi peu légitime. Comme la communication. Elle est indispensable à nos sociétés, mais toujours aussi suspecte. Et cette faible reconnaissance est elle encore amputée par deux phénomènes.
Les pouvoirs publics, après des régulations presque sans limite, s’annexent maintenant la publicité « d’intérêt général », qui, pour marquer les esprits n’hésite pas à franchir souvent les bornes de la violence ou de la provocation, refusée par ailleurs à la publicité commerciale.
D’autre part, « tous les droits », à l’expression, l’image de soi, le corps, la liberté, l’égalité, les minorités … aboutissent à multiplier les interdits. Les groupes proclament leurs droits à se défendre, et donc à réduire la liberté d’expression de la publicité. Chacun se sent potentiellement mis en cause, dévalorisé, menacé par une expression toujours jugée trop laxiste. C’est le règne progressif des « droits à » et de la langue de bois. Toujours au nom des « droits démocratiques » de telle ou telle communauté. Chacun à le droit de s’exprimer, mais si tout le monde s’exprime, qui écoute ? Et surtout pourquoi chacun se sent-il menacé par l’expression de l’autre. Pourquoi n’y voir que des stéréotypes et des caricatures ? Que reste-t-il de l’humour, du second degré, du droit à la critique, de l’espièglerie ? La démocratie vire à l’auto-défense de toutes les communautés, de tous les genres et autres segmentations. En réalité, tout segment social ou culturel devient sacré, et légitime dans son auto-défense. Un mélange de « bunkerisation » de chacun, protégé par une armada de « droits » et de justiciers. La réification de toutes les différences, érigées en autant droits à l’autoprotection. Au nom de tous les droits accumulés, il n’y a plus que des langues de bois. Des siècles de libération collective, pour que chacun s’enferme dans ses droits !
Mais il y a pire : cette autoprotection « démocratique » ne s’accompagne pas pour autant de plus de tolérance à l’égard de l’autre.
Au contraire. Chacun barricadé dans ses droits n’a pas pour autant plus de devoirs, ou de curiosité ou de tolérance vis à vis de l’altérité. C’est même presque le contraire. « L’auto défense démocratique », justifie le repli sur soi. En Europe par exemple, le territoire le plus démocratique et ouvert du monde, l’hostilité à l’égard des immigrés, jusqu’aux immigrés de « l’intérieur » les Roms, ne s’est jamais mieux porté ! Autrement dit, chacun protégé dans ses droits se protège aussi contre l’autre.
Et la publicité illustre ce processus, parce que c’est au nom de la soumission de tous à ces « droits particuliers » que la création de la publicité pourtant bien sage et respectueuse est perçue comme une menace, dès qu’elle met en scène avec un peu d’ironie une quelconque communauté, ou un quelconque contemporain. On ne supporte plus la dérision, l’insolence, ou tout simplement un discours à côté de la doxa. Autrement dit, la publicité est un lieu de lecture de cette « réification démocratique » qui, au nom de tous les bons sentiments, arrive à être perçue, non pas comme un jeu avec les conventions, mais comme une « menace » contre les droits acquis.
Le moment arrive où la somme des règles n’est plus la garantie de la créativité, mais son enterrement.
C’est le fameux conflit mis en valeur par A. de Tocqueville entre les limites de la liberté et les excès de l’égalité ! Comment préserver la part d’imaginaire, de créativité, d’insolence dont la publicité, mais plus généralement toute société, a besoin ? Comment ne pas mourir sous l’édredon de tous les conformismes démocratiques ? C’est bien ce statut intermédiaire entre création, industrie, commerce, qui est intéressant avec la publicité. Elle est en grandeur nature la question de toute société démocratique : à partir de quand les règles de la démocratie sont-elles contre-productive par rapport à son propre idéal ?
La publicité, par la multitude de ces dimensions est un lieu parfait pour étudier ce phénomène largement sous évalué.
Et dans ce contexte, l’auto-régulation est intéressante parce que trois logiques contradictoires (annonceurs, médias, agences) y cohabitent et doivent se mettre d’accord. L’auto régulation, finalement, admet mieux la pluralité des points de vue et la nécessité de cohabiter.
Oui, la langue de bois démocratique et l’auto enfermement existent, freinant d’autant la capacité de création !
Il y a cinquante ans, la question était de savoir si la démocratie devait accepter ceux qui, tels les communistes, s’attaquaient aux fondements du modèle de la démocratie occidentale. Le problème est aujourd’hui exactement inverse. Les adversaires extérieurs existent moins mais ce sont les forces démocratiques internes, toutes légitimées à se défendre et à défendre leur droit qui deviennent les menaces de la démocratie elle-même. Et cet enjeu, particulièrement visible dans la publicité, champs clos et organisé de la cohabitation des points de vue, est encore plus prégnant dans les arts, la science, la recherche, l’éducation qui sont moins habituées à ce jeu d’équilibre instable entre plusieurs logiques et légitimités. C’est la démocratie elle-même qui doit apprendre à s’autoréguler, c’est-à-dire à éviter, au nom même de ses valeurs, de détruire la diversité et le jeux des contradictions sans lesquelles elle n’existe pas … Jusqu’où les règles protègent-elles la créativité, à partir de quand l’étouffent-elles ?
2014