Stéréotypes, représentations et publicité : l’enfer est pavé de bonnes intentions

(Extrait de la seconde édition des Cahiers du Conseil de l’Ethique Publicitaire)

La lettre du président

Dominique Wolton Directeur de recherche au CNRS, fondateur et directeur de la Revue internationale Hermès Président du Conseil de l’éthique publicitaire

La contradiction essentielle ? Réaliser qu’il n’y a pas de communication sans stéréotypes, représentations, préjugés, car l’autre ne peut pas être abordé directement. Et simultanément ces stéréotypes sont autant de barrières à la communication parce que, justement, ils faussent la relation. Autrement dit les stéréotypes sont indépassables, à la fois condition et obstacle à la rencontre. Et nous passons notre temps à gérer cette contradiction quasiment ontologique…

Si on associe stéréotype et publicité c’est encore pire. On pense que le stéréotype nous ment sur la réalité en la modifiant, voire en la caricaturant. Et, que la publicité, elle, n’est évidemment, que dissimulation et manipulation ! Quant au consommateur – citoyen, pour noircir encore un peu plus le tableau, il serait faible, manipulable, et peu capable de garder sa liberté critique. On est donc face à un tableau éminemment noir. Publicité et stéréotypes se renforcent pour se délégitimer mutuellement. En plus ce couple maudit coche toutes les cases : l’argent, le mensonge, la manipulation, l’absence de sens critique des citoyens. Tel est le tableau du départ, c’est pour cela que cette question des rapports entre préjugés, représentations, stéréotypes, est passionnante à condition d’abord de casser le premier stéréotype… qui n’y voit que des stéréotypes !

En réalité, il n’y a pas de communication, ni de rapports sociaux sans préjugés et stéréotypes et simultanément la communication, les stéréotypes, les idéologies sont parmi les mots les plus dévalorisés.

Le stéréotype le plus tenace concerne le récepteur. On admet difficilement que celui-ci ne soit pas si malléable, ni si influençable. En réalité celui-ci très souvent joue avec les contextes, pour éviter les difficultés, il fait semblant de se méfier de tout. Il y a en outre d’autres situations où les consommateurs croient apparemment aux idéologies parce qu’« ils veulent la paix », ou parce qu’ils partagent ces idéaux. Le symétrique du récepteur et des stéréotypes ? C’est la négociation, le jeu, la mise à distance. C’est pourquoi la communication d’ailleurs est de plus en plus difficile au fur et à mesure qu’il y a de plus en plus de mots, de tuyaux, de dispositifs, d’interactions. Plus il y a de la circulation d’information, plus les stéréotypes jouent un rôle essentiel, car il faut bien ordonner un peu tous ces échanges. Les stéréotypes mettent du sens et de l’ordre.

Mais il y a plus. Celui qui, en général, dénonce la manipulation par les stéréotypes ne se considère pas lui-même manipulé. Il est persuadé que lui sait résister, mais qu’en revanche l’autre n’a pas cette même distance. L’autre « se fait avoir », pas moi. Les représentations et les stéréotypes sont donc finalement presque toujours du mauvais côté de la communication. En général il est plus facile de dénoncer les manipulations, les stéréotypes que de reconnaitre que l’on y est sensible…

Bien sûr l’Histoire montre qu’il existe de nombreuses situations de manipulation « réussie » mais le plus souvent il s’agit de contextes où on ne peut pas s’opposer. Face à une manipulation « réussie », mille stratégies existent par la dérision, le jeu, la langue de bois… pour se soustraire aux situations réelles de manipulation ou d‘influence. De toute façon tous les stéréotypes ne se valent pas, mais ce n’est pas une raison pour ne pas rester critique et vigilant. Sans oublier la plus belle des armes, l’humour. Bref, avec le triangle idéologie, représentations, stéréotypes on découvre la profonde complexité de la communication humaine et publicitaire. Mieux vaut se contenter d’une critique de la manipulation des autres plutôt que d’admettre qu’il y a dans toutes ces interactions beaucoup moins de naïveté que l’on veut le croire. Mais le stéréotype de la manipulation du récepteur est tellement plus agréable que de reconnaitre que les individus négocient avec souvent pas mal de mauvaise foi mutuelle… Le monde est rarement blanc-noir, les vertueux et les donneurs de leçons sont souvent équivoques et chacun tout en proclamant son honnêteté, aime bien mentir, un peu ou beaucoup. Et influencer l’autre. La communication est un jeu incessant dans lequel chacun dispose finalement d’atouts, à condition évidemment qu’il y ait une certaine égalité entre les partenaires.

Le plus intéressant ? Comprendre que les stéréotypes ne se réalisent que dans un acte de communication c’est-à-dire dans larelation. Le stéréotype n’existe pas en soi, contrairement aux préjugés. Le stéréotype prend sa place dans l’échange expliquant que l’on confonde souvent le passage à la réalité avec l’influence. Ce n’est pas parce que quelque chose est public qu’il a de l’influence. C’est une présomption, mais seulement une présomption. Sauf naturellement quand le propos est illégal. Donc, pas de stéréotypes visibles sans échanges humains. Entre influence et jeu mutuel, tout se complique. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’analyse possible des représentations et des stéréotypes sans prise en compte du contexte. De la même façon qu’on ne peut pas réfléchir sur l’influence du récepteur sans intégrer la présence d’autrui.

Et pour la publicité ? Le paradoxe est que le message publicitaire ment très peu puisqu’il affiche directement qu’il est là pour « vendre » et pourtant on considère souvent qu’il est malhonnête. Bien sûr la publicité souhaite influencer, mais tout le monde le sait, et d’ailleurs presque tout le monde souhaite aussi influencer… Autrement dit il y a plusieurs modes d’influence. Mieux vaut donc souvent parler de négociation que d’influence car les individus sont souvent plus critiques qu’on ne le croit. Le seul problème grave concerne des représentations violentes, de haine et de rumeurs. La loi, des interdits et la jurisprudence sont heureusement là pour règlementer voire interdire certains propos.

Bref, tout est souvent plus entortillé qu’il n’y parait dans le jeu entre l’émetteur, le message, le récepteur, le contexte légal et illégal, les représentations et les stéréotypes.

Tout ceci est d’autant plus intéressant qu’en dehors de la loi qui est précise il n’y a pas de communication « naturelle » qui serait dépourvue de représentations et de stéréotypes. Pas de communication naturelle que le stéréotype viendrait détruire. Tout est souvent ambigu et dans des négociations en demi-teinte.

Une chose est sûre : notre espace public saturé d’interactions, d’échanges et d’informations ne garantit pas une meilleure communication qu’autrefois. Par ailleurs, la possibilité de tout dire ne supprime pas les préjugés et autres stéréotypes, et oblige au contraire à maintenir des lois, règles et interdictions.

A l’opposé peut-il y avoir des stéréotypes positifs ? C’est souvent ce qui est souhaité dans les campagnes de communication d’intérêt général pour la santé, l’éducation, le racisme, etc. Il ne suffit cependant pas d’afficher et de renvoyer à des « valeurs positives citoyennes ou morales » pour obtenir un résultat positif. La question est ouverte : jusqu’où peut-on construire une communication publique avec des stéréotypes positifs ? A partir de quand les stéréotypes freinent-ils toute construction ? La marge de manœuvre est étroite. Et attention à l’effet pervers : les bonnes intentions peuvent provoquer un rejet, une méfiance, plus forte que dans les situations classiques. Deux questions encore. D’une part, tous les stéréotypes ne se valent pas, ni en termes de qualités, ni en références, ni en influence. D’autre part, les récepteurs et les stéréotypes évoluent eux-mêmes et ne sont pas statiques. Il n’y a pas « d’objectivité » dans les échanges, et le poids des stéréotypes et représentations varie selon les domaines de la réalité.

Enfin, actuellement, il y a trois secteurs où les stéréotypes et représentations sont peu critiqués car l’on considère qu’ils sont là pour la « bonne cause ». Il s’agit du genre et des rapports hommes-femmes, de l’écologie et du numérique. Dans ces trois domaines il y a bien sûr des préjugés et des stéréotypes, mais on considère qu’ils sont du « côté du progrès ». Bref, la cartographie, la hiérarchie des représentations et des stéréotypes n’arrive pas à recopier ou à symboliser à elle toute seule les valeurs du bien et du mal dans une société.

Cinq chantiers de réflexions sont possibles, entre autres, pour réfléchir aux rapports amphiboles entre idéologie, représentation et stéréotypes.

1Sortir de la bonne conscience où l’on considère que le stéréotype est pour l’autre et pas pour soi. L’autre est influencé, pas moi. Hélas, avec les représentations et les stéréotypes nous sommes tous « embarqués » dans un jeu complexe de valeurs, interactivité, idéologie, humour, histoire, bonne et mauvaise conscience ….

2. D’où l’intérêt de multiplier les études critiques et comparatives non pas pour valoriser la morale mais pour réaliser l’ampleur des ambiguïtés de ces domaines où chacun rêve de trancher naturellement et efficacement. Analyser aussi les exemples de circulations réussies ou ratées entre idéologies, représentations, et stéréotypes, communication, publicité. Faire du comparatisme, valoriser une culture de l’humain, de l’insolence, de la liberté d’esprit. Il est important de repenser le légal et l’illégal et les innombrables situations de gris. Tout n’est pas blanc ou noir. Les individus dansent souvent entre d’infinies nuances. On veut des choses « claires et objectives », on navigue dans les flux de l’ambiguïté.

3. Troisième chantier. Jusqu’où est-il possible de penser la communication, sans le rôle du trio infernal idéologies, représentations, stéréotypes ? Et comment garder à la communication son caractère non déterministe. Comment introduire le rôle de ces trois « infrastructures mentales » dans l’espace public sans en faire un déterminisme ? Penser aussi aux dangers de la segmentation culturelle. Cette segmentation est une des conséquences catastrophiques de la numérisation de nos sociétés. Chaque personne devient un marché autonome et interactif. Comment s’articule, alors, cette segmentation avec le jeu des représentations et des stéréotypes collectifs ? Jusqu’où y a-t-il cohabitation possible entre le collectif et le segmenté dans une vision du monde ? D’autant que chacun réalise, après trente ans, que la segmentation et l’individualisation des rapports humains et sociaux n’ont pas forcément à voir avec l’émancipation.

4. Penser enfin de manière plus radicale le rôle des GAFA. Si les quatre acteurs n’ont, ni le même rôle, ni la même responsabilité, n’empêche qu’à eux quatre ils structurent une bonne partie de l’imaginaire et des rapports humains. Il ne s’agit pas seulement de réglementation pour réduire la concentration économique et préserver les libertés publiques, il s’agit aussi d’une réflexion anthropologique sur le devenir d’une société robotisée, interactive, segmentée, communautariste, augmentée… La publicité dans l’évolution de ces représentations peut avoir un rôle important. Comment éviter la réification sous couvert d’interactivités et de liberté ? La mobilité et la liberté humaine, n’ont pas grand-chose à voir avec l’interactivité technique.

5. Réaliser enfin la richesse de l’Europe comme le plus grand domaine de diversité culturelle pour réfléchir à ces questions de publicité, de stéréotypes, de représentations dans leurs rapports aux identités. Les ressemblances et les différences sont ici considérables, avec cette expérience de soixante ans de co-construction. Tout est là il suffit de réfléchir au poids des idéologies, aux représentations, aux stéréotypes. Une bonne partie des expériences de communication, acommunication sont à notre disposition pour réfléchir et nous n’en faisons rien ! Comparer, ouvrir les histoires, reprendre les échecs et les réussites sur soixante ans pour comprendre comment avec un tel poids de suspicions mutuelles, quelque chose se fait tous les jours.

Idéologies, représentations, stéréotypes ? Trois questions en abyme. Le vrai risque ? 

Que les trois glissent vers des discours de haine, de racisme, et de destruction. Là il faut être ferme et courageux. Il faut comparer, réfléchir, faire confiance à l’intelligence collective, sortir du moralisme et surtout débattre, parler, argumenter pour que les positions implicites des uns et des autres soient publiques et contradictoires. Sans oublier le fait complémentaire : l’Histoire et les évènements viennent souvent mettre un point d’arrêt à l’efficacité de certains stéréotypes et représentations. Tout n’est pas joué d’avance. En un mot rester vigilants et critiques.

Dernière remarque. Les pères la vertu ne sont pas toujours si honnêtes, la morale n’est pas toujours aussi morale qu’elle en donne le sentiment. La perversité rode également avec l’éthique.

Attention aux spécialistes et aux bricoleurs de morale, aux docteurs du bien et du mal…

« Notre espace public saturé d’interactions, d’échanges et d’informations ne garantit pas une meilleure communication qu’autrefois. Par ailleurs, la possibilité de tout dire ne supprime pas les préjugés et autres stéréotypes, et oblige au contraire à maintenir des lois, règles et interdictions. »

Paris, le 17 avril 2020.