La troisième mondialisation

La lettre du président

Dominique Wolton Directeur de recherche au CNRS, fondateur et directeur de la Revue internationale Hermès Président du Conseil de l’éthique publicitaire

La question des langues est une des plus compliquée de la communication. D’abord l’apprentissage requiert du temps. Ensuite la langue est toujours liée à un pouvoir, les langues dominantes étant caractérisées par la domination économique, politique et culturelle. Enfin l’ouverture du monde et le progrès des techniques simplifient et accélèrent les échanges sans que l’on se comprenne forcément mieux. Dernière difficulté, les langues sont depuis toujours des instruments de contrôle, mais aussi de révolte et d’émancipation. La principale caractéristique est sans doute la contradiction entre la complexité des langues et le rôle simplificateur de la langue dominante. Les langues sont donc depuis toujours à la fois un pouvoir, une voie de passage et une émancipation. Le paradoxe aujourd’hui est le suivant : les échanges mondiaux n’ont jamais été aussi nombreux et rapides et chacun en conclut que cette simplification est due à l’usage de l’anglais qui, en même temps est devenu la langue de la liberté et de l’émancipation. Apparemment tout s’est rationalisé alors qu’en réalité les difficultés, impasses et apories sont devant nous. On fait comme si tout se simplifiait quand tout se complique. La question de la langue est aujourd’hui au moins aussi complexe que celle de la diversité écologique, mais on suppose que tout va se régler avec cinq cents mots de globish…

UNE FAUSSE SIMPLIFICATION DE LA COMMUNICATION

Le schéma dominant aujourd’hui est le suivant : la mondialisation, l’ouverture, la modernité, l’augmentation des échanges obligent à une simplification de la communication apportée par l’acceptation de la domination de l’anglais. Oui l’anglais domine, mais c’est utile à tout le monde. Et l’anglais c’est aussi la liberté politique et l’émancipation. Bien sûr il faut garder les autres langues, mais à condition qu’elles ne soient pas un obstacle aux échanges. Et si la culture est essentielle, le progrès économique et les échanges ne le sont pas moins. Revendiquer l’importance des langues devient presque « réactionnaire ». C’est refuser le progrès et surtout la modernité. Etre moderne, c’est parler anglais, même mal, même très mal. L’identité est un combat d’arrière-garde. La résistance à l’usage de l’anglais a quelque chose de dérisoire et d’inutile. Une sorte de consensus de la modernité. Qui ne veut pas être moderne, notamment dans les milieux de la publicité et de la communication ?

Les langues, dans leur diversité, sont un peu le symbole du passé. A quoi cela sert-il de parler sa langue si personne ne vous comprend et réciproquement ? Le globish n’appartient d’ailleurs à personne ; il est une condition simple et rapide pour se comprendre. C’est même un progrès par rapport au tohu-bohu des autres langues, qui par la traduction « font perdre beaucoup de temps ». La modernité, c’est accélérer pour dépasser la lenteur, qui sont autant de conservatismes et potentiellement de conflits. Hier les langues enfermaient, aujourd’hui l’anglais dominant permet d’accélérer les ouvertures.

LA RÉVOLUTION DE LA TROISIÈME MONDIALISATION

Malheureusement la mondialisation a non seulement accentué le fossé entre les riches et les pauvres, mais elle a réveillé de plus en plus un combat pour le respect de la diversité culturelle. Et qui dit diversité culturelle, dit revalorisation du rôle de l’identité linguistique comme condition de l’identité culturelle. Les peuples acceptent de moins en moins la perte de leur identité culturelle, religieuse, patrimoniale. La revendication de la diversité culturelle devient centrale et avec au premier rang le respect des langues. L’identité change de statut. Hier obstacle à l’ouverture, elle en devient une condition pour échapper à la standardisation de la mondialisation. Et les langues sont la première condition de l’identité et du respect de la diversité culturelle.

Changement radical de problématique :le problème n’est plus l’anglais et les autres langues, mais quelle proportion acceptable entre toutes les langues ? Pas de mondialisation sans respect des identités culturelles, donc sans valorisation des langues. La perspective a changé. Demain le respect de la diversité culturelle sera aussi important que l’économie, la politique et la nature. Elle en devient même la condition. Les langues, une condition essentielle pour éviter les ravages de la simplification. Le problème n’est pas l’anglais, mais la capacité à préserver la place des autres langues et cultures pour éviter l’impérialisme de la standardisation et de la rationalisation. Il va falloir apprendre à faire cohabiter la vitesse des échanges et des techniques avec la lenteur et la complexité des échanges humains et sociaux. Le retour du religieux illustre aujourd’hui ce renversement et la place croissante des identités culturelles donc des langues.

C’est cela la troisième mondialisation : le rôle éminent de la culture et de la communication, à tous les sens du terme, à côté, et pas « en dessous » de la politique et de l’économie. Respecter les langues, c’est se respecter mutuellement et cohabiter. On est loin de l’anglais symbole de modernité et de liberté. Les langues se trouvent au cœur des antagonismes. Toutes les langues sont à sauver et à être reconnues. La domination linguistique sera contestée. La troisième révolution ? Quand il sera admis que la culture, la communication, les langues et les identités sont au cœur de la société. Oui le retour du pluralisme linguistique va ralentir et compliquer les échanges, mais c’est le prix à payer pour un peu plus d’égalité. Les langues se retrouvent au « balcon de la mondialisation ». Pas de diversité culturelle sans respect de la diversité des langues, et tout prend plus de temps. C’est sans doute la question de l’acceptation du ralentissement des échanges qui va être le plus difficile. La vitesse des échanges économiques et financiers contre la lenteur de la communication humaine. D’où la fascination à l’opposé pour la traduction automatique et les robots, pour essayer de conserver la vitesse technique d’hier par rapport à la lenteur de la communication humaine de demain. Oui tout se complique dans les échanges humains et sociaux. Et dans l’éducation il faudra préserver les langues maternelles (très souvent menacées de disparaître), les langues nationales et au moins deux ou trois langues étrangères. Veiller également à ce que, de l’économie aux services, à la publicité, aux relations internationales, il y ait une certaine acceptation de la diversité linguistique et culturelle. Un paramètre supplémentaire à respecter dans l’équilibre social.

On cherchait partout de la vitesse, de la simplification, de l’efficacité, on butte sur la complexité, la lenteur, la négociation, impossible à anticiper il y a 50 ans quand on pensait qu’avec la modernisation on allait vers plus de simplification et d’efficacité. Cette émergence de la troisième mondialisation – c’est-à-dire l’importance des facteurs culturels – au-delà des grandes déclarations de principes n’est pas facilement acceptée car tout sera plus compliqué. Mais ce règne de la complexité est le prix à payer, à la fois à l’échelle de la mondialisation et des aspirations démocratiques.

Le paradoxe ? Il y a 50 ans on était persuadé que la mondialisation allait simplifier les échanges, on sait aujourd’hui qu’elle les rend plus complexes et lents. Les milieux de la publicité et de la communication pourraient prendre à contrepied ceux qui ne voient dans la publicité et la communication que de la frivolité sans mémoire…

CINQ AGGIORNAMENTOS INÉVITABLES

1/ Le respect de la diversité culturelle est aussi indispensable, voire plus, que celui de l’écologie

En 50 ans on a compris que la diversité de l’écologie était indispensable, quel que soit le prix et le temps. Arriver à cette même conclusion est aussi important pour la diversité culturelle. On est loin d’y être arrivé. Les effets de domination sont ici beaucoup plus puissants. Et pourtant il faudra là aussi du respect mutuel, avec sans doute une difficulté supplémentaire. Rien ne dit que les hommes seront plus sages entre eux avec le respect de la diversité culturelle… En tout cas, c’est beaucoup plus compliqué qu’avec l’écologie où les choses ne sont déjà pas simples. Il suffit déjà de voir les comportements sociaux des écologistes entre eux, pour réaliser qu’avec le respect de la culture, de la communication, des identités, tout sera encore plus compliqué. Les écologistes ne sont pas vertueux, le respect de la diversité culturelle ne donnera pas non plus naissance à une société plus paisible. Mais ces deux révolutions sont inévitables à mener, même si tout sera plus compliqué. Surtout pour la diversité culturelle car il s’agit du rapport à l’autre.

2/ Changer de conception de l’identité

Elle n’est pas un symbole du passé et de l’obscurantisme, mais la condition d’un minimum de respect mutuel dans un monde ouvert. Pas de mondialisation sans respect des identités. Mais pas une identité figée et académique. Oui à l’académisme des langues à condition aussi de les laisser vivre et se développer dans tous les sens. La langue c’est d’abord de l’anarchie ! Là aussi les milieux de la communication peuvent être précurseurs. Sauver les identités et inventer. Oui à l’Académie française, à condition qu’il y ait simultanément une académie des langues françaises et francophones dans le monde. Avec tous les désordres des inventions, la France est le cœur de la Francophonie [1] , mais elle n’en a plus le monopole. Vive la Francosphère [2] , c’est-à-dire la Francophonie face au monde, avec tous les bricolages, les inventions pour une langue dont plus personne n’est propriétaire. Oui à tous les mélanges de langues et d’histoires. Se mélanger, cohabiter, s’ouvrir à l’autre mais conserver son identité et d’abord linguistique, la première de toutes. Les modes de vies se ressemblent, pas les cultures et leurs diversités.

3/ Sortir de la vitesse et de la rationalité du numérique

Pas de diversité culturelle sans un minimum de lenteur. Le contraire du numérique. Recenser les lieux et les moments où tout peut aller vite et préserver les activités où il faut apprendre à perdre du temps et à négocier.

La négociation ou les limites du temps numérique. Revenir sur l’existence d’un modèle simpliste de l’échange, où l’on serait rapidement d’accord, alors que c’est l’inverse qui se produit. Plus il y a d’échanges, plus c’est compliqué et lent. Un dialogue musclé avec la jeunesse est ici indispensable, car elle croit trop que la vitesse des échanges augmente l’intercompréhension. Lui rappeler rapidement que les « rapports numériques » ne sont pas plus simples que les « rapports affectifs ». Ce n’est pas parce que c’est apparemment plus simple que c’est réellement plus facile. Le numérique a fait croire depuis plus d’une génération que demain serait plus rapide, plus rationnel, plus harmonieux… La vitesse n’a rien à voir avec l’efficacité, surtout s’il s’agit de rapports sociaux… Il y aura des conflits vitesse – identité – culture. Mieux vaut les éviter en organisant au plus vite des négociations et des cohabitations.

4/ Respecter les langues, c’est respecter le temps

D’où l’importance de tout ce qu’apporte l’acceptation de la durée. A commencer par la traduction, l’interprétation, l’érudition… Tout ce qui est au-delà de la culture numérique. Retrouver la tradition et les anachronismes. S’échapper de la modernité, de ses dérives, et de la performance. Retrouver une certaine modestie. Y compris et peut-être surtout avec l’économie et les affaires. La recherche, l’éducation, l’art, les sciences et les religions admettent l’importance de la durée, pourquoi pas l’économie et la finance ? La vitesse, finalement, ce n’est que de la spéculation… C’est aussi une certaine vision de la « modernité » qu’il faut oser critiquer.

Finalement les langues par leur lenteur, leur complexité, leur irrationalité sont un bon rappel à l’ordre. Elles rappellent, au-delà de l’économie et de la politique, la force de l’anthropologie.

La Francosphère, par l’hétérogénéité de ses racines et ses valeurs est un bon exemple du lien entre langue, diversité, patrimoine et adoption. C’est encore plus vrai pour les langues romanes qui, avec un milliard de locuteurs, rappellent l’importance de cette diversité-créatrice. Casser le moule d’un certain modèle mélangeant « vitesse et rationalité » est indispensable pour construire la négociation et la cohabitation culturelle. Dès qu’il y a des langues, il y a de la négociation entre des idéologies, des stéréotypes, des modèles relationnels, politiques, culturels.

D’ailleurs le mot traduction symbolise bien l’importance du temps et la nécessité de cette cohabitation pacifique entre les cultures et les langues. Ni les robots ni la traduction automatique ne peuvent quelque chose face à l’épaisseur de l’histoire. Les langues n’empêchent pas les guerres, mais les respecter permet un peu plus de négociation.

5/ L’Europe illustre toutes les apories de la diversité culturelle

Les conflits, l’Europe les a tous connus, et elle avance « en crabe » pour éviter d’y retomber. Tout le monde ici connait l’importance vitale du respect nécessaire de la diversité culturelle, mais aussi le risque de se perdre dans ce qui pourrait être une sorte de réification dangereuse. Le passé et le patrimoine sont indispensables, mais ils sont aussi des pièges. Il faut à la fois ne rien oublier du passé et regarder sans cesse vers l’avenir pour éviter d’être emprisonné par l’Histoire. La diversité culturelle est une bombe à retardement si on oublie trop le passé, mais en même temps l’Europe ne peut être un musée de la diversité culturelle. Elle est l’expérience « en grandeur nature » de l’obligation de gérer la question de la diversité culturelle et du caractère explosif de celle-ci.

Ici la force de la diversité culturelle est-elle, avec ses bons et ses mauvais côtés, qu’il est impossible d’en faire l’économie. Mais dans de nombreux pays, une telle visibilité n’existe pas, sans pour autant que le caractère conflictuel existe moins. Ce sont les excès de l’économisme et de la globalisation qui ont réveillé l’importance de cette troisième mondialisation. On ne peut plus l’ignorer, même si la diversité culturelle ne simplifie rien. C’est le prix à payer d’une mondialisation qui pense pouvoir ignorer le poids de la culture. C’est pour cela, par exemple, que la construction politique de l’Europe est indispensable. C’est pour cela aussi qu’il faudrait que les métiers de la communication, de la publicité et de la culture s’investissent enfin davantage dans l’Europe, cette construction politique totalement originale. Tout est à créer et à inventer, mais « l’originalité », n’est-ce pas ce que ces métiers réclament en général ? Pourquoi la plus grande aventure pacifique et démocratique de l’histoire du monde ne fascine-t-elle pas davantage et n’attirent pas plus les créateurs ? Ni le milieu académique d’ailleurs. Sans oublier la jeunesse dont l’idéalisme et la passion sont trop souvent réduits à la course technique.

CONCLUSION

Tout ce qui tourne autour de la diversité culturelle est violent, requiert du temps, de multiples formes de négociation et de traduction. Le développement de la troisième mondialisation avec la place croissante de la culture et de la communication ne simplifie donc rien. Mais on ne peut plus revenir en arrière. Le monde ouvert d’aujourd’hui remet, contre toute attente, la culture au centre de l’histoire et de la politique. On pensait au contraire que la modernité et l’économie allaient tout simplifier. En réalité tout se complique et c’est une chance pour les métiers de la création et de la communication. On peut même parler de l’émergence d’un carré de la connaissance [3] , avec comme sommets l’identité, la culture, la connaissance, la communication. Une nouvelle configuration du monde et qui a l’avantage de mettre au centre les notions de patrimoine, création, innovation, communication…

Quels métiers de la publicité et de la communication, et plus généralement de la connaissance s’en plaindraient ?

A condition de sortir des visions simplistes, de la modernité, de la vitesse et du temps. Le problème n’est pas la place de l’anglais, mais plutôt celle de la cohabitation, la moins dangereuse possible de plusieurs visions culturelles du monde.

L’autre est là, omniprésent, aussi légitime que nous, et tellement différent. Comment arriver à négocier et à se respecter le plus pacifiquement possible ? Pas facile quand on connait l’histoire des langues et des cultures ! Mais quoi de plus ambitieux aussi que d’essayer d’inscrire pacifiquement le respect de la diversité culturelle ? Notamment pour les jeunesses qui peuvent trouver là l’occasion de nouvelles utopies, pacifiques et plus intéressantes que la course aux performances techniques.


Paris, le 19 juin 2023

[1]

La langue française : 5e langue la plus parlée. Langue officielle de 32 Etats et gouvernements. 400 millions environ de locuteurs dont 62 % résident en Afrique. 2e  langue étrangère la plus enseignée. 4e  langue dans l’utilisation d’internet. TV5 Monde, chaîne de télévision reçue dans 400 millions de foyers.

[2]

« Demain la francophonie », Dominique Wolton, Editions Flammarion 2006
« Langues romanes : un milliard de locuteurs », Hermès, la Revue (N°75), CNRS Editions 2016
« Francophonie et mondialisation », Hermès, la Revue (N°40), CNRS Editions 2004

[3]

« La communication, les hommes et la politique », Dominique Wolton, CNRS Editions 2015