Publicité : Segmenter, c’est réifier

La lettre du président

Dominique Wolton Directeur de recherche au CNRS, fondateur et directeur de la Revue internationale Hermès Président du Conseil de l’éthique publicitaire

La cause est entendue: rien de bon, ou si peu, vient de la publicité. Elle est un mal nécessaire dont il faut se méfier, car elle étend constamment sa séduction et son emprise sur des individus, fragiles. La méfiance domine car la publicité cherche avant tout à influencer et à manipuler les consommateurs. Et ce depuis ses débuts, expliquant la volonté constante de la réglementer, et parfois même l’espoir secret de l’interdire. Elle n’est pas du côté de l’émancipation, mais de la manipulation. D’ailleurs les utopies politiques ne manquent jamais de vouloir la supprimer. Voilà le stéréotype de base, régulièrement renforcé par tous les « discours d’émancipation ».

Le paradoxe ? On pense que l’information publicitaire est un mensonge alors qu’elle est peut-être l’information la plus directe, car elle annonce clairement qu’elle est là pour vendre. Elle ne ment pas ! Mais on pense le consommateur faible et influençable, comme s’il n’y avait pas d’autres influences politiques, culturelles, religieuses… beaucoup moins critiquées, et souvent beaucoup plus pernicieuses et puissantes… On ne remarque d’ailleurs jamais comment ce consommateur résiste. Heureusement, sinon il serait devenu fou au contact de ces messages. Oui, il est exposé, mais contrairement aux stéréotypes répétés, ce n’est pas pour autant qu’il accepte les messages. De toute façon, la publicité est depuis si longtemps critiquée et réglementée que même si le consommateur n’avait aucun sens critique, il l’aurait acquis, tant les dis- cours sociaux n’arrêtent pas de vilipender la publicité. Les dimensions de curiosité, d’innovation, de création, de liberté ne sont jamais admises, alors même que c’est ce qui nous plaît individuellement. Mais comment le reconnaître ? Chacun compose avec ces deux dimensions contradictoires : attirance personnelle et rejet officiel.

Dans le succès ambigu de la publicité, il faut distinguer deux étapes. La première est l’avènement de la société de consommation, pendant près d’un siècle. La publicité accompagnait la croissance et le progrès dans la vie quotidienne. Elle était critiquée mais acceptée et moderne. Depuis près de 50 ans elle est encore plus suspecte et devenue le symbole de cette société de masse qui manipule les consommateurs et les citoyens. Sa dimension négative l’emporte sur les bénéfices économiques, culturels et sociaux.

Depuis, tous les moyens sont recherchés pour échapper à la standardisation et à « l’aliénation » par la publicité. C’est dans ce cadre que l’individualisation de la consommation est vécue comme un progrès. On veut donner le sentiment au consommateur, avec l’individualisation des marchés, qu’il choisit librement. Renforcer la consommation personnalisée pour affirmer sa liberté et sortir de la standardisation. Diversifier les marchés et les goûts. Recréer par l’individualisation, nullement incompatible avec la standardisation, le sentiment que le consommateur devient libre.

On en est là : accentuer la consommation individuelle, créer de la distance, développer l’économie « personnalisée », contre l’économie « de masse ».

Le bonheur viendrait par l’individualisation de la consommation ! En somme, l’aliénation résulterait de la consommation de masse, et la consommation individuelle permettrait une nouvelle liberté. La publicité de masse critiquable, la publicité individuelle acceptable. C’est l’idéal numérique contemporain. Oui à l’individu consommateur contemporain soi-disant plus libre et critique que son prédécesseur, le consommateur de masse du 20e siècle. Oui à tous les outils qui permettent de passer d’une domination de l’offre au règne et à la « liberté » de la demande. Pour ne pas être aliéné par l’offre standardisée, le consommateur choisit ce qu’il désire. Le progrès ? La demande libre et émancipatrice contre l’offre tyrannique… Et dans cette « progression » de la demande personnalisée, on retrouve naturellement le rôle essentiel du numérique. Cette alliance de l’individualisme et des nouvelles technologies donne le sentiment de réduire l’influence de la publicité. Et surtout de privilégier la demande «libératrice» contre la « tyrannie » de l’offre standardisée. Voilà le contresens actuel. Non à l’offre collective, oui à la demande individualisée…

Mais l’individualisation triomphante d’aujourd’hui pose au moins autant de problèmes que la consommation de masse d’hier.


SOMMAIRE

I. L’ÉTAT ACTUEL

1. Les contradictions de l’individualisme et de la publicité
2. Les risques de la segmentation réifiée
3. Le manque de réflexion critique

II. TROIS CHANTIERS

1. Sortir de la logique du bouc émissaire
2. Valoriser la « société individualiste de masse » et l’articulation individuel-collectif
3. Éviter l’alliance de la segmentation et du numérique

CONCLUSION


I. L’ÉTAT ACTUEL

1. Les contradictions de l’individualisme et de la publicité

L’individualisation est aujourd’hui considérée comme un progrès social et politique. Et l’économie, après avoir favorisé la consommation de masse, suit le même mouvement. Consommer ce que l’on veut individuellement est synonyme de progrès. La publicité, menacée d’influencer les comportements, est moins « dangereuse » quand l’individu devient maître de son choix. On a observé le même phénomène avec les médias de masse. Malgré l’immense succès de la radio et de la télévision, on a craint, à la suite du fascisme et du nazisme, « l’influence de masse » et on a applaudi quand, avec le câble, les satellites, internet, on a pu individualiser et thématiser les programmes. Ce processus a progressivement concerné toutes les dimensions de la consommation. Certes, ce fut un progrès, mais aussi le début de toutes les contradictions d’aujourd’hui, autour de la segmentation. En outre, réussir des médias généralistes, publics ou privés, est beaucoup plus difficile que d’organiser les médias thématiques. D’autant que l’originalité et la diversité des programmes n’est pas directement proportionnelle au nombre de chaînes. C’était ce qui était promis mais qui ne s’est pas réalisé. De toute façon, il est moins difficile d’organiser des débats thématiques, qui s’appuient sur autant de niches rentables, que de concevoir des médias généralistes qui s’adressent à tout le monde. Depuis toujours, en matière de culture, information, communication, le grand public est un objectif beaucoup plus difficile à atteindre que celui de publics thématiques.

Le même raisonnement vaut pour la publicité. Grâce aux multiples applications numériques, on consomme « uniquement » ce que l’on souhaite. Liberté, choix, progrès ! Mais à force de tout individualiser, que reste-t-il du collectif qui est bien plus compliqué que la somme des individus et des consommateurs ? L’individu-consommateur-citoyen n’est de toute façon pas un benêt. Non seulement il n’est pas forcément idiot, ni manipulé, ni faible face à la consommation de masse, mais en outre, il sait aussi jouer, mentir, observer, avec les médias et la consommation thématique.

Non seulement le récepteur est moins manipulable qu’on ne le croit, mais dans le processus d’ajustement entre offre et demande, il y a un piège. Hier, l’offre dominait par rapport à la demande. Aujourd’hui, la demande s’impose grâce à l’individualisation des marchés, considérée comme un progrès. Mais au bout d’un moment chacun s’enferme dans ce qu’il préfère. La demande l’emporte sur l’offre, et la demande dénature la force de l’offre culturelle, de connaissance ou de consommation. La domination de la demande n’est pas forcément un progrès, et entraîne souvent la répétition des mêmes choix. La demande triomphante réduit d’autant la capacité d’innovation. Tout le problème est d’arriver à une sorte d’équilibre entre offre et demande. Il faut rappeler sans cesse qu’une offre généraliste dépassant le mille-feuille des inégalités sociales et culturelles est beaucoup plus difficile à réaliser que de reproduire la segmentation des marchés. En économie, comme en politique ou en culture, l’offre est l’occasion de renouveler la demande.

Mais il y a plus. Ce consommateur, soi-disant plus autonome avec l’individualisation, risque non seulement de s’enfermer sur lui- même, mais aussi de continuer à jouer avec les désirs, les mensonges ! Il n’est pas un saint, et la publicité, par nature, joue avec toute la complexité de nos personnalités. C’est pour cela qu’on l’aime, tout en la critiquant continuellement. Hypocrisie. Peur de nos contradictions. En tout cas, notre rapport à la consommation, à la publicité et plus généralement à l’économie, et aussi à la culture et à la politique, n’est pas toujours rationnel. Non seulement le récepteur- consommateur-citoyen, contrairement à ce que l’on pense, n’est pas idiot, mais surtout, il est lui-même contradictoire. D’ailleurs, d’où parlent tous ceux qui condamnent «l’aliénation du consommateur-citoyen» face à la publicité et plus généralement face à l’économie, la politique et la culture ? D’où viennent leur supériorité et leur capacité à ne pas être manipulés ? Certes, il faut réglementer la publicité pour éviter les dérapages, mais elle l’est maintenant constamment.

En réalité, « tout se complique ». L’individualisation, facteur de progrès face à l’économie de masse d’hier, n’est pas forcément moins dangereuse avec le processus de différenciation au nom de la « liberté ». Non seulement l’individu est contradictoire dans ses désirs et ses comportements, mais le bien n’est pas forcément au bout de toutes les segmentations. La liberté individuelle, le règne de la demande, le choix personnel ont leurs limites. D’ailleurs, toutes les économies segmentées qui « respectent » la liberté individuelle n’apportent pas forcément le bonheur, par contre elles sont souvent très lucratives…

2. Les risques de la segmentation réifiée

La domination de la demande, on l’a vu, n’est pas toujours signe de progrès, et elle peut en outre favoriser la segmentation sociale et culturelle. Au nom de la liberté et du libre choix, chacun est enfermé en lui-même. Cette « valorisation » de soi-même, considérée comme une émancipation, peut devenir une rigidification. Et comme aujourd’hui toute cette segmentation culturelle repose sur les algorithmes et autres processus numériques, on en arrive à une supériorité dangereuse de la communication technique par rapport à la communication humaine. Les algorithmes et autres techniques de pu- blicités programmées nous enferment dans nos propres choix. Libres mais segmentés, tracés et enfermés. Et même si on laisse ouverte, naturellement, la porte pour d’autres choix, applications, innovations, cela ne retire rien à la rationalisation et à l’enfermement dans lesquels on se sent finalement très bien. On aime autant la liberté que d’être corsetés par la morale et les interdits.

D’ailleurs, l’individualisation n’est pas toujours signe d’augmentation des choix. Il peut parfaitement y avoir simultanément individualisation et standardisation. L’individualisation n’est pas naturellement synonyme de progrès social. C’est un peu comme les réseaux sociaux, plébiscités car ils permettent une liberté d’expression sans limite, tout en s’avérant dangereux, faute de règles. Pour la publicité, il y a trop de règles ; pour les réseaux, il n’y en a pas assez. Dans les réseaux, une liberté sans loi risque de tuer la liberté. Dans la publicité et la consommation segmentées, la « connaissance » des comportements et des attentes des citoyens-consommateurs les enferme dans une logique rationnelle, rassurante, mais réifiante.

La question n’est pas de revenir au passé, mais de ne pas être dupe de ce qui est valorisé, c’est-à-dire le règne de la consommation raisonnable et contrôlée. L’individu n’est jamais longtemps raisonnable… Ceci est exact aussi bien pour l’économie, la culture que la politique… Au bout de la segmentation rodent la réification et le conformisme. Pas forcément la liberté. C’est dans la ten- sion et la contradiction entre le collectif et l’individuel que peuvent se jouer les rapports de force entre offre et demande et qu’existe une «marge de manœuvre». Dans tous les pays, les réglementations croissantes en tous genres contre «la publicité destructrice » et pour « la liberté du consommateur », conduisent à des cahiers des charges qui amoindrissent les marges de manœuvre créées par les rapports entre l’offre et la demande. Le consommateur aussi, au nom du « bien » se trouve lui aussi « réglementé » … Tout est aujourd’hui réglementé pour le bien de tous.

3. Le manque de réflexion critique

C’est peut-être le problème principal. Le monde de la publicité, et plus généralement celui de la communication, étant constamment critiqué, se renferme, et fait le gros dos depuis au moins un demi-siècle. Ni les performances du secteur, ni le monde académique n’ont également suffisamment réfléchi sur ces questions fondamentales et indispensables des rapports entre industrie, création, culture, individu et collectif. C’est la complexité théorique du commerce qui n’a finalement jamais été reconnue. On retrouve ici, aussi, l’insuffisance de réflexion sur les rapports entre information-culture-connais- sance-communication.

En réalité, comme je le dis souvent, il est indispensable pour la publicité mais plus généralement pour la communication au sens large de penser ce « clair-obscur ». D’autant que le numérique semble apporter une efficacité rassurante qui reste en réalité un trompe-l’œil. Huit milliards d’internautes ne feraient pas une humanité plus raisonnable, créative et pacifique. Et plus on se rapproche des liens entre liberté, information, culture, communication, consommation, plus tout se complique, car les individus sont rarement rationnels longtemps… On peut être rationnel, et encore, dans le rapport à la nature, à la matière ou aux animaux, mais dès qu’il s’agit des Hommes en société, tout est plus complexe. Le monde de la communication risque d’être étouffé par la logique de la rationalisation et des contraintes de la loi, au nom de la défense du «bien» alors même que le problème est plutôt d’arriver à faire cohabiter des logiques contradictoires. Cela oblige à produire des connaissances sur ce «clair-obscur» de la publicité et plus généralement de la communication. D’ailleurs, l’être humain, malgré tous ces discours, ne se laissera jamais enfermer dans la rationalité.

La pensée critique sous toutes ses formes doit donc investir ce champ immense des rapports entre liberté, création, communication, consommation, industrie, désir. Éviter aussi de nouvelles rigidités et admettre ce qui est sans doute un des changements épistémologiques les plus difficiles de nos sociétés : l’étonnante complexité des comportements humains et la nécessité de sortir des logiques binaires et rationnelles. Admettre en réalité le caractère inévitablement ambigu des relations entre les individus, la société, leurs désirs et leurs rationalités. Avec la publicité, mais aussi avec la communication, la culture et l’art, on est vite « aux frontières» …

II. TROIS CHANTIERS

1. Sortir de la logique du bouc émissaire

Repenser, ou peut-être tout simplement penser enfin, et valoriser, cet immense secteur de la communication, qui va de l’information à la publicité, aux rapports humains, aux techniques, et à la question peut-être la plus compliquée qui soit, celle de la paix et de la guerre de demain. Avec l’obligation de penser les risques essentiels liés à la diversité et à la cohabitation culturelles. Tailler large. Un peu comme l’a fait l’écologie qui a osé repenser et dénoncer les rapports de l’Homme à la nature. Faire maintenant la même chose avec cette autre dimension fort complexe : celle des rapports des Hommes entre eux… Une question beaucoup plus complexe que celle du rapport à la nature.

La communication est la grande question politique et culturelle du début du 21e siècle au sens où elle gère celle de la négociation et de la cohabitation. Il est indispensable de sortir de cette logique de bouc-émissaire dans laquelle sont stupidement enfermées la publicité, et plus largement la communication. En évitant les deux pièges : celui de l’idéologie technique et celui de l’idéologie écologique, liée au mythe de l’avènement d’un Homme enfin naturel, raisonnable.

C’est ce carré magique entre information-culture-connaissance-communication qu’il faut penser et valoriser. Plus le monde est petit, interactif et visible, plus ces quatre dimensions contradictoires sont indispensables à penser, valoriser et organiser pour éviter les conflits, car il ne faut jamais oublier que pour des questions culturelles – et la publicité comme la communication en font partie – les Hommes sont prêts à se battre car il s’agit d’abord de leurs représentations du monde. La publicité n’est donc pas du tout une question secondaire. Elle touche aux représentations, aux stéréotypes de l’Autre. Une des plus grandes questions du 21e siècle. D’où la nécessité absolue, au-delà des lois, de développer l’autorégulation et la corégulation, seuls moyens de faire négocier et cohabiter des logiques et des valeurs antinomiques. Ce ne sont pas les contradictions qui posent problème, mais le fait de les ignorer.

2. Valoriser la « société individualiste de masse » et l’articulation individuel-collectif

La force de la publicité est de gérer ce rapport compliqué entre la liberté individuelle et le collectif. C’est une des raisons pour laquelle elle séduit et fait peur. La publicité existe entre création, industrie et patrimoine. Sa force est plus généralement celle de la communication est de toujours être à l’articulation de ces dimensions contradictoires de la liberté individuelle et du collectif. Son talent, comme je le dis souvent, est de faciliter la consommation individuelle d’une activité collective. En un mot, contribuer au lien social. Tout le mouvement culturel va vers l’individualisation, alors que celle-ci ne peut exister que s’il y a préalablement et simultanément ce lien social. La fragmentation et la segmentation sont aujourd’hui plus faciles à réaliser que la préservation du lien social. Ce que j’appelle depuis longtemps le cœur de nos sociétés individualistes de masse. Celles où l’on gère ces deux dimensions contradictoires de l’individuel et du collectif. Que reste-t-il du collectif si tout se segmente? Attention aux dangereux délices des multiples formes du communautarisme! Faire société est beaucoup plus difficile que de favoriser l’individualisme. Être à l’articulation de l’individuel et du collectif, comme la publicité et d’autres activités culturelles, n’a rien d’évident.

3. Éviter l’alliance de la segmentation et du numérique

On l’a compris, la segmentation liée à l’individualisme triomphant est l’occasion d’une nouvelle économie dont les promesses sont à la hauteur des possibilités financières des individus-consommateurs. Les bases de données, moteurs de recherche et autres algorithmes sont des outils techniques qui permettent cette segmentation. La numérisation au cœur de l’individualisation de la publicité lui donne ses lettres de noblesse et amplifie les risques de la réification. C’est sur cet immense champ culturel et politique qu’il faut réfléchir. Là aussi l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et au-delà du triomphe de la technique, c’est de la place entre communication humaine et communication technique qui est en cause.

Tout pousse en faveur de la communication technique, tellement efficace, rapide, interactive par rapport aux lenteurs, chausse-trappe de la communication humaine. Et pourtant, en dépit des performances de la communication technique, l’essentiel, notamment pour la publicité, demeure la communication humaine. Attention toujours à la complémentarité qui s’établit entre la performance technique et l’individualisation. Si nous recherchons tous cette individualisation, c’est à la condition de rappeler qu’elle ne peut pas se substituer au collectif. Et plus la publicité segmentée s’appuie sur les innovations numériques, plus la confusion s’ins- talle au profit d’une communication technique, apparemment plus efficace.

C’est tout l’intérêt des industries culturelles et de la communication que de gérer en permanence ces trois logiques – individuelle, collective, technologique. Mais aujourd’hui, l’insuffisance, depuis au moins un de- mi-siècle, d’une réflexion théorique critique sur ces domaines assombrit l’avenir et risque de rationaliser et de techniciser ces industries culturelles. Le numérique contrairement au discours si optimiste d’aujourd’hui peut en effet conduire à rigidifier les segmentations et les inégalités culturelles. Défi culturel et politique essentiel pour l’avenir.

Ce n’est pas l’individualisation qui est dangereuse, mais plutôt sa réification sous forme de segmentation, renforcée par les performances du numérique.

CONCLUSION

La publicité a actuellement deux ennemis. Le premier est la segmentation renforcée par les performances techniques du numérique. La seconde est le moralisme, qui au nom de toutes les idéologies de l’émancipation individuelle s’opposent en réalité à toutes les ironies, les clins d’œil, et à tout ce qui n’est pas « correct ». La réification est consécutive à la multiplication des «droits» et des « libérations ». Chacun, au nom de son identité, devient une forteresse. L’autre est une menace au nom de tous mes droits. Le contraire de ce qu’est notamment la publicité, qui est en général « un passeur ». Le moralisme, au nom de la «libération» et de l’émancipation des groupes est une des pires menaces. Cela s’appelle le « conformisme progressiste », le règne du politiquement correct.

Le risque ? L’absorption, par les plateformes et les industries numériques de tout ce milieu professionnel et culturel de la publicité, finalement petit et artisanal. Celui-ci, digéré et aseptisé par ces industries numériques en deviendrait simplement une « application »… Rien de plus facile en effet que ce secteur de la communication soit absorbé par les puissantes industries de données, d’artefacts… Elles sont si efficaces pour savoir qui nous sommes et avec quels désirs et besoins, pour que les «applications de la pub» soient encore plus efficaces. Avec cette « réification individualiste », on promet moins de gâchis, plus d’articulation entre les aspirations, les données personnelles, les attentes et les produits (ou services) offerts…

La rationalité n’est donc jamais loin de son ennemi, la rationalisation et la standardisation. Il faut sans cesse le rappeler : il peut y avoir énormément d’industries culturelles personnalisées, interactives, et autant de standardisation et de conformisme.

On arrive là au cœur du défi de la publicité et plus généralement des industries de la communication et des industries culturelles. Laisser le maximum de place, d’écart entre les désirs, les besoins, la création, la technique, les industries et le commerce. La publicité, comme les industries culturelles en général, reste un artisanat car la création, quelle qu’elle soit, est toujours inattendue et irrationnelle.

Sauvegarder «l’irrationalité», et l’imprévu.

Rien de pire que de vouloir mettre de l’ordre dans la création. Et la publicité, comme les industries de luxe ou de l’art, et des arts appliqués en fait partie. Et c’est cet entre-deux, entre désordre, imprévu, loufoquerie qui est à l’origine de toutes les industries culturelles. Fragilités essentielles à préserver contre les normalisations techniques et sociales, comme l’a très bien dit la première École de Francfort dans les années vingt-trente.

Il y a assez de rationalisation et de standardisation dans nos sociétés pour laisser un peu de place aux bricolages artistiques et culturels. Ils contribuent directement à notre capacité critique. À condition aussi que les professionnels de ces secteurs conservent une liberté critique et une certaine impertinence. En réalité, hélas, le désir, la liberté, la création font toujours aussi peur. Aujourd’hui comme hier… Ce défi ne vaut d’ailleurs pas seulement pour les arts et les arts appliqués, il vaut également pour la littérature et toutes les formes d’expression. Sans oublier les mondes académique et universitaire tellement tiraillés entre culture, création et standardisation. La rationalisation guette autant le milieu de l’art que celui de la culture et de la connaissance.

Paris, le 22 mars 2021.