L’hypersegmentation de la publicité : défis sociétaux et déontologiques

Février 2021


Tribune de Dominique Wolton, Président du CEP

Publicité : Segmenter, c’est réifier [1]

Dominique Wolton, Président du CEP.

La cause est entendue : rien de bon, ou si peu, vient de la publicité. Elle est un mal nécessaire dont il faut se méfier, car elle étend constamment sa séduction et son emprise sur des individus, fragiles. La méfiance domine car la publicité cherche avant tout à influencer et à manipuler les consommateurs. Et ce depuis ses débuts, expliquant la volonté constante de la réglementer, et parfois même l’espoir secret de l’interdire. Elle n’est pas du côté de l’émancipation, mais de la manipulation. D’ailleurs les utopies politiques ne manquent jamais de vouloir la supprimer. Voilà le stéréotype de base, régulièrement renforcé par tous les « discours d’émancipation ».

Le paradoxe ? On pense que l’information publicitaire est un mensonge alors qu’elle est peut-être l’information la plus directe, car elle annonce clairement qu’elle est là pour vendre. Elle ne ment pas ! Mais on pense le consommateur faible et influençable, comme s’il n’y avait pas d’autres influences politiques, culturelles, religieuses… beaucoup moins critiquées, et souvent beaucoup plus pernicieuses et puissantes… On ne remarque d’ailleurs jamais comment ce consommateur résiste. Heureusement, sinon il serait devenu fou au contact de ces messages. Oui, il est exposé, mais contrairement aux stéréotypes répétés, ce n’est pas pour autant qu’il accepte les messages. De toute façon, la publicité est depuis si longtemps critiquée et réglementée que même si le consommateur n’avait aucun sens critique, il l’aurait acquis, tant les discours sociaux n’arrêtent pas de vilipender la publicité. Les dimensions de curiosité, d’innovation, de création, de liberté ne sont jamais admises, alors même que c’est ce qui nous plaît individuellement. Mais comment le reconnaître ? Chacun compose avec ces deux dimensions contradictoires : attirance personnelle et rejet officiel.

Dans le succès ambigu de la publicité, il faut distinguer deux étapes. La première est l’avènement de la société de consommation, pendant près d’un siècle. La publicité accompagnait la croissance et le progrès dans la vie quotidienne. Elle était critiquée mais acceptée et moderne. Depuis près de 50 ans elle est encore plus suspecte et devenue le symbole de cette société de masse qui manipule les consommateurs et les citoyens. Sa dimension négative l’emporte sur les bénéfices économiques, culturels et sociaux.

Depuis, tous les moyens sont recherchés pour échapper à la standardisation et à « l’aliénation » par la publicité. C’est dans ce cadre que l’individualisation de la consommation est vécue comme un progrès. On veut donner le sentiment au consommateur, avec l’individualisation des marchés, qu’il choisit librement. Renforcer la consommation personnalisée pour affirmer sa liberté et sortir de la standardisation. Diversifier les marchés et les goûts. Recréer par l’individualisation, nullement incompatible avec la standardisation, le sentiment que le consommateur devient libre.

On en est là : accentuer la consommation individuelle, créer de la distance, développer l’économie « personnalisée », contre l’économie « de masse ».

Le bonheur viendrait par l’individualisation de la consommation ! En somme, l’aliénation résulterait de la consommation de masse, et la consommation individuelle permettrait une nouvelle liberté. La publicité de masse critiquable, la publicité individuelle acceptable. C’est l’idéal numérique contemporain. Oui à l’individu consommateur contemporain soi-disant plus libre et critique que son prédécesseur, le consommateur de masse du 20e siècle. Oui à tous les outils qui permettent de passer d’une domination de l’offre au règne et à la « liberté » de la demande. Pour ne pas être aliéné par l’offre standardisée, le consommateur choisit ce qu’il désire. Le progrès ? La demande libre et émancipatrice contre l’offre tyrannique… Et dans cette « progression » de la demande personnalisée, on retrouve naturellement le rôle essentiel du numérique. Cette alliance de l’individualisme et des nouvelles technologies donne le sentiment de réduire l’influence de la publicité. Et surtout de privilégier la demande « libératrice » contre la « tyrannie » de l’offre standardisée. Voilà le contresens actuel. Non à l’offre collective, oui à la demande individualisée…

Mais l’individualisation triomphante d’aujourd’hui pose au moins autant de problèmes que la consommation de masse d’hier.

I. L’ÉTAT ACTUEL

1. Les contradictions de l’individualisme et de la publicité

L’individualisation est aujourd’hui considérée comme un progrès social et politique. Et l’économie, après avoir favorisé la consommation de masse, suit le même mouvement. Consommer ce que l’on veut individuellement est synonyme de progrès. La publicité, menacée d’influencer les comportements, est moins « dangereuse » quand l’individu devient maître de son choix. On a observé le même phénomène avec les médias de masse. Malgré l’immense succès de la radio et de la télévision, on a craint, à la suite du fascisme et du nazisme, « l’influence de masse » et on a applaudi quand, avec le câble, les satellites, internet, on a pu individualiser et thématiser les programmes. Ce processus a progressivement concerné toutes les dimensions de la consommation. Certes, ce fut un progrès, mais aussi le début de toutes les contradictions d’aujourd’hui, autour de la segmentation. En outre, réussir des médias généralistes, publics ou privés, est beaucoup plus difficile que d’organiser les médias thématiques. D’autant que l’originalité et la diversité des programmes n’est pas directement proportionnelle au nombre de chaînes. C’était ce qui était promis mais qui ne s’est pas réalisé. De toute façon, il est moins difficile d’organiser des débats thématiques, qui s’appuient sur autant de niches rentables, que de concevoir des médias généralistes qui s’adressent à tout le monde. Depuis toujours, en matière de culture, information, communication, le grand public est un objectif beaucoup plus difficile à atteindre que celui de publics thématiques.

Le même raisonnement vaut pour la publicité. Grâce aux multiples applications numériques, on consomme « uniquement » ce que l’on souhaite. Liberté, choix, progrès ! Mais à force de tout individualiser, que reste-t-il du collectif qui est bien plus compliqué que la somme des individus et des consommateurs ? L’individu-consommateur-citoyen n’est de toute façon pas un benêt. Non seulement il n’est pas forcément idiot, ni manipulé, ni faible face à la consommation de masse, mais en outre, il sait aussi jouer, mentir, observer, avec les médias et la consommation thématique.

Non seulement le récepteur est moins manipulable qu’on ne le croit, mais dans le processus d’ajustement entre offre et demande, il y a un piège. Hier, l’offre dominait par rapport à la demande. Aujourd’hui, la demande s’impose grâce à l’individualisation des marchés, considérée comme un progrès. Mais au bout d’un moment chacun s’enferme dans ce qu’il préfère. La demande l’emporte sur l’offre, et la demande dénature la force de l’offre culturelle, de connaissance ou de consommation. La domination de la demande n’est pas forcément un progrès, et entraîne souvent la répétition des mêmes choix. La demande triomphante réduit d’autant la capacité d’innovation. Tout le problème est d’arriver à une sorte d’équilibre entre offre et demande. Il faut rappeler sans cesse qu’une offre généraliste dépassant le mille-feuille des inégalités sociales et culturelles est beaucoup plus difficile à réaliser que de reproduire la segmentation des marchés. En économie, comme en politique ou en culture, l’offre est l’occasion de renouveler la demande.

Mais il y a plus. Ce consommateur, soi-disant plus autonome avec l’individualisation, risque non seulement de s’enfermer sur lui-même, mais aussi de continuer à jouer avec les désirs, les mensonges ! Il n’est pas un saint, et la publicité, par nature, joue avec toute la complexité de nos personnalités. C’est pour cela qu’on l’aime, tout en la critiquant continuellement. Hypocrisie. Peur de nos contradictions. En tout cas, notre rapport à la consommation, à la publicité et plus généralement à l’économie, et aussi à la culture et à la politique, n’est pas toujours rationnel. Non seulement le récepteur-consommateur-citoyen, contrairement à ce que l’on pense, n’est pas idiot, mais surtout, il est lui-même contradictoire. D’ailleurs, d’où parlent tous ceux qui condamnent « l’aliénation du consommateur-citoyen » face à la publicité et plus généralement face à l’économie, la politique et la culture ? D’où viennent leur supériorité et leur capacité à ne pas être manipulés ? Certes, il faut réglementer la publicité pour éviter les dérapages, mais elle l’est maintenant constamment.

En réalité, « tout se complique ». L’individualisation, facteur de progrès face à l’économie de masse d’hier, n’est pas forcément moins dangereuse avec le processus de différenciation au nom de la « liberté ». Non seulement l’individu est contradictoire dans ses désirs et ses comportements, mais le bien n’est pas forcément au bout de toutes les segmentations. La liberté individuelle, le règne de la demande, le choix personnel ont leurs limites. D’ailleurs, toutes les économies segmentées qui « respectent » la liberté individuelle n’apportent pas forcément le bonheur, par contre elles sont souvent très lucratives…

2. Les risques de la segmentation réifiée

La domination de la demande, on l’a vu, n’est pas toujours signe de progrès, et elle peut en outre favoriser la segmentation sociale et culturelle. Au nom de la liberté et du libre choix, chacun est enfermé en lui-même. Cette « valorisation » de soi-même, considérée comme une émancipation, peut devenir une rigidification. Et comme aujourd’hui toute cette segmentation culturelle repose sur les algorithmes et autres processus numériques, on en arrive à une supériorité dangereuse de la communication technique par rapport à la communication humaine. Les algorithmes et autres techniques de publicités programmées nous enferment dans nos propres choix. Libres mais segmentés, tracés et enfermés. Et même si on laisse ouverte, naturellement, la porte pour d’autres choix, applications, innovations, cela ne retire rien à la rationalisation et à l’enfermement dans lesquels on se sent finalement très bien. On aime autant la liberté que d’être corsetés par la morale et les interdits.

D’ailleurs, l’individualisation n’est pas toujours signe d’augmentation des choix. Il peut parfaitement y avoir simultanément individualisation et standardisation. L’individualisation n’est pas naturellement synonyme de progrès social. C’est un peu comme les réseaux sociaux, plébiscités car ils permettent une liberté d’expression sans limite, tout en s’avérant dangereux, faute de règles. Pour la publicité, il y a trop de règles ; pour les réseaux, il n’y en a pas assez. Dans les réseaux, une liberté sans loi risque de tuer la liberté. Dans la publicité et la consommation segmentées, la « connaissance » des comportements et des attentes des citoyens-consommateurs les enferme dans une logique rationnelle, rassurante, mais réifiante.

La question n’est pas de revenir au passé, mais de ne pas être dupe de ce qui est valorisé, c’est-à-dire le règne de la consommation raisonnable et contrôlée. L’individu n’est jamais longtemps raisonnable… Ceci est exact aussi bien pour l’économie, la culture que la politique… Au bout de la segmentation rodent la réification et le conformisme. Pas forcément la liberté. C’est dans la tension et la contradiction entre le collectif et l’individuel que peuvent se jouer les rapports de force entre offre et demande et qu’existe une « marge de manœuvre ». Dans tous les pays, les réglementations croissantes en tous genres contre « la publicité destructrice » et pour « la liberté du consommateur », conduisent à des cahiers des charges qui amoindrissent les marges de manœuvre créées par les rapports entre l’offre et la demande. Le consommateur aussi, au nom du « bien » se trouve lui aussi « réglementé » … Tout est aujourd’hui réglementé pour le bien de tous.

3. Le manque de réflexion critique

C’est peut-être le problème principal. Le monde de la publicité, et plus généralement celui de la communication, étant constamment critiqué, se renferme, et fait le gros dos depuis au moins un demi-siècle. Ni les performances du secteur, ni le monde académique n’ont également suffisamment réfléchi sur ces questions fondamentales et indispensables des rapports entre industrie, création, culture, individu et collectif. C’est la complexité théorique du commerce qui n’a finalement jamais été reconnue. On retrouve ici, aussi, l’insuffisance de réflexion sur les rapports entre information-culture-connaissance-communication.

En réalité, comme je le dis souvent, il est indispensable pour la publicité mais plus généralement pour la communication au sens large de penser ce « clair-obscur ». D’autant que le numérique semble apporter une efficacité rassurante qui reste en réalité un trompe-l’œil. Huit milliards d’internautes ne feraient pas une humanité plus raisonnable, créative et pacifique. Et plus on se rapproche des liens entre liberté, information, culture, communication, consommation, plus tout se complique, car les individus sont rarement rationnels longtemps… On peut être rationnel, et encore, dans le rapport à la nature, à la matière ou aux animaux, mais dès qu’il s’agit des Hommes en société, tout est plus complexe. Le monde de la communication risque d’être étouffé par la logique de la rationalisation et des contraintes de la loi, au nom de la défense du « bien » alors même que le problème est plutôt d’arriver à faire cohabiter des logiques contradictoires. Cela oblige à produire des connaissances sur ce « clair-obscur » de la publicité et plus généralement de la communication. D’ailleurs, l’être humain, malgré tous ces discours, ne se laissera jamais enfermer dans la rationalité.

La pensée critique sous toutes ses formes doit donc investir ce champ immense des rapports entre liberté, création, communication, consommation, industrie, désir. Éviter aussi de nouvelles rigidités et admettre ce qui est sans doute un des changements épistémologiques les plus difficiles de nos sociétés : l’étonnante complexité des comportements humains et la nécessité de sortir des logiques binaires et rationnelles. Admettre en réalité le caractère inévitablement ambigu des relations entre les individus, la société, leurs désirs et leurs rationalités. Avec la publicité, mais aussi avec la communication, la culture et l’art, on est vite « aux frontières » …

II. TROIS CHANTIERS

1. Sortir de la logique du bouc émissaire

Repenser, ou peut-être tout simplement penser enfin, et valoriser, cet immense secteur de la communication, qui va de l’information à la publicité, aux rapports humains, aux techniques, et à la question peut-être la plus compliquée qui soit, celle de la paix et de la guerre de demain. Avec l’obligation de penser les risques essentiels liés à la diversité et à la cohabitation culturelles. Tailler large. Un peu comme l’a fait l’écologie qui a osé repenser et dénoncer les rapports de l’Homme à la nature. Faire maintenant la même chose avec cette autre dimension fort complexe : celle des rapports des Hommes entre eux… Une question beaucoup plus complexe que celle du rapport à la nature.

La communication est la grande question politique et culturelle du début du 21e siècle au sens où elle gère celle de la négociation et de la cohabitation. Il est indispensable de sortir de cette logique de bouc-émissaire dans laquelle sont stupidement enfermées la publicité, et plus largement la communication. En évitant les deux pièges : celui de l’idéologie technique et celui de l’idéologie écologique, liée au mythe de l’avènement d’un Homme enfin naturel, raisonnable.

C’est ce carré magique entre information-culture-connaissance-communication qu’il faut penser et valoriser. Plus le monde est petit, interactif et visible, plus ces quatre dimensions contradictoires sont indispensables à penser, valoriser et organiser pour éviter les conflits, car il ne faut jamais oublier que pour des questions culturelles – et la publicité comme la communication en font partie – les Hommes sont prêts à se battre car il s’agit d’abord de leurs représentations du monde. La publicité n’est donc pas du tout une question secondaire. Elle touche aux représentations, aux stéréotypes de l’Autre. Une des plus grandes questions du 21e siècle. D’où la nécessité absolue, au-delà des lois, de développer l’autorégulation et la corégulation, seuls moyens de faire négocier et cohabiter des logiques et des valeurs antinomiques. Ce ne sont pas les contradictions qui posent problème, mais le fait de les ignorer.

2. Valoriser la « société individualiste de masse » et l’articulation individuel-collectif

La force de la publicité est de gérer ce rapport compliqué entre la liberté individuelle et le collectif. C’est une des raisons pour laquelle elle séduit et fait peur. La publicité existe entre création, industrie et patrimoine. Sa force est plus généralement celle de la communication est de toujours être à l’articulation de ces dimensions contradictoires de la liberté individuelle et du collectif. Son talent, comme je le dis souvent, est de faciliter la consommation individuelle d’une activité collective. En un mot, contribuer au lien social. Tout le mouvement culturel va vers l’individualisation, alors que celle-ci ne peut exister que s’il y a préalablement et simultanément ce lien social. La fragmentation et la segmentation sont aujourd’hui plus faciles à réaliser que la préservation du lien social. Ce que j’appelle depuis longtemps le cœur de nos sociétés individualistes de masse. Celles où l’on gère ces deux dimensions contradictoires de l’individuel et du collectif. Que reste-t-il du collectif si tout se segmente ? Attention aux dangereux délices des multiples formes du communautarisme ! Faire société est beaucoup plus difficile que de favoriser l’individualisme. Être à l’articulation de l’individuel et du collectif, comme la publicité et d’autres activités culturelles, n’a rien d’évident.

3. Éviter l’alliance de la segmentation et du numérique

On l’a compris, la segmentation liée à l’individualisme triomphant est l’occasion d’une nouvelle économie dont les promesses sont à la hauteur des possibilités financières des individus-consommateurs. Les bases de données, moteurs de recherche et autres algorithmes sont des outils techniques qui permettent cette segmentation. La numérisation au cœur de l’individualisation de la publicité lui donne ses lettres de noblesse et amplifie les risques de la réification. C’est sur cet immense champ culturel et politique qu’il faut réfléchir. Là aussi l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et au-delà du triomphe de la technique, c’est de la place entre communication humaine et communication technique qui est en cause.

Tout pousse en faveur de la communication technique, tellement efficace, rapide, interactive par rapport aux lenteurs, chausse-trappe de la communication humaine. Et pourtant, en dépit des performances de la communication technique, l’essentiel, notamment pour la publicité, demeure la communication humaine. Attention toujours à la complémentarité qui s’établit entre la performance technique et l’individualisation. Si nous recherchons tous cette individualisation, c’est à la condition de rappeler qu’elle ne peut pas se substituer au collectif. Et plus la publicité segmentée s’appuie sur les innovations numériques, plus la confusion s’installe au profit d’une communication technique, apparemment plus efficace.

C’est tout l’intérêt des industries culturelles et de la communication que de gérer en permanence ces trois logiques – individuelle, collective, technologique. Mais aujourd’hui, l’insuffisance, depuis au moins un demi-siècle, d’une réflexion théorique critique sur ces domaines assombrit l’avenir et risque de rationaliser et de techniciser ces industries culturelles. Le numérique contrairement au discours si optimiste d’aujourd’hui peut en effet conduire à rigidifier les segmentations et les inégalités culturelles. Défi culturel et politique essentiel pour l’avenir.

Ce n’est pas l’individualisation qui est dangereuse, mais plutôt sa réification sous forme de segmentation, renforcée par les performances du numérique.

CONCLUSION

La publicité a actuellement deux ennemis. Le premier est la segmentation renforcée par les performances techniques du numérique. La seconde est le moralisme, qui au nom de toutes les idéologies de l’émancipation individuelle s’opposent en réalité à toutes les ironies, les clins d’œil, et à tout ce qui n’est pas « correct ». La réification est consécutive à la multiplication des « droits » et des « libérations ». Chacun, au nom de son identité, devient une forteresse. L’autre est une menace au nom de tous mes droits. Le contraire de ce qu’est notamment la publicité, qui est en général « un passeur ». Le moralisme, au nom de la « libération » et de l’émancipation des groupes est une des pires menaces. Cela s’appelle le « conformisme progressiste », le règne du politiquement correct.

Le risque ? L’absorption, par les plateformes et les industries numériques de tout ce milieu professionnel et culturel de la publicité, finalement petit et artisanal. Celui-ci, digéré et aseptisé par ces industries numériques en deviendrait simplement une « application »… Rien de plus facile en effet que ce secteur de la communication soit absorbé par les puissantes industries de données, d’artefacts… Elles sont si efficaces pour savoir qui nous sommes et avec quels désirs et besoins, pour que les « applications de la pub » soient encore plus efficaces. Avec cette « réification individualiste », on promet moins de gâchis, plus d’articulation entre les aspirations, les données personnelles, les attentes et les produits (ou services) offerts…

La rationalité n’est donc jamais loin de son ennemi, la rationalisation et la standardisation. Il faut sans cesse le rappeler : il peut y avoir énormément d’industries culturelles personnalisées, interactives, et autant de standardisation et de conformisme.

On arrive là au cœur du défi de la publicité et plus généralement des industries de la communication et des industries culturelles. Laisser le maximum de place, d’écart entre les désirs, les besoins, la création, la technique, les industries et le commerce. La publicité, comme les industries culturelles en général, reste un artisanat car la création, quelle qu’elle soit, est toujours inattendue et irrationnelle.

Sauvegarder « l’irrationalité », et l’imprévu. Rien de pire que de vouloir mettre de l’ordre dans la création. Et la publicité, comme les industries de luxe ou de l’art, et des arts appliqués en fait partie. Et c’est cet entre-deux, entre désordre, imprévu, loufoquerie qui est à l’origine de toutes les industries culturelles. Fragilités essentielles à préserver contre les normalisations techniques et sociales, comme l’a très bien dit la première École de Francfort dans les années vingt-trente.

Il y a assez de rationalisation et de standardisation dans nos sociétés pour laisser un peu de place aux bricolages artistiques et culturels. Ils contribuent directement à notre capacité critique. À condition aussi que les professionnels de ces secteurs conservent une liberté critique et une certaine impertinence. En réalité, hélas, le désir, la liberté, la création font toujours aussi peur. Aujourd’hui comme hier… Ce défi ne vaut d’ailleurs pas seulement pour les arts et les arts appliqués, il vaut également pour la littérature et toutes les formes d’expression. Sans oublier les mondes académique et universitaire tellement tiraillés entre culture, création et standardisation. La rationalisation guette autant le milieu de l’art que celui de la culture et de la connaissance.


Sommaire

1/ Publicité TV segmentée : beaucoup de bruit pour rien ?
2/ Big data, un fantasme ?
3/ Les enjeux d’une segmentation toujours plus poussée
4/ Conclusion : cinq alertes ou recommandations du CEP

Le décret du 5 août 2020[1] portant modification du régime de publicité télévisée a ouvert à l’audiovisuel national, sous certaines limitations, l’univers de la publicité segmentée qui lui était jusque-là interdit. Ainsi les services nationaux de télévision pourront-ils désormais diffuser des publicités distinctes selon l’auditoire ciblé. A la même heure d’écoute, et sur la même chaîne, deux téléspectateurs pourront voir deux spots d’annonceurs distincts pour des produits différents, chacun d’eux adapté aux caractéristiques du foyer. En France, après d’autres pays[2], le ciblage publicitaire gagne donc la télévision, media de masse par excellence. Il gagne également l’affichage numérique, jusque-là symbole du collectif et du « vivre ensemble »[3].

1/ Publicité TV segmentée : beaucoup de bruit pour rien ?

L’importance des restrictions apportées par la nouvelle réglementation[4], mais aussi les contraintes techniques liées au média télévisé en flux linéaire ou inhérentes au dimensionnement des réseaux laissent sur leur faim les acteurs du secteur. L’obligation d’un « switch sans couture », c’est-à-dire d’une alternance fluide des spots nationaux et des spots segmentés limite les décrochages envisageables à un spot par écran publicitaire, et jamais en « prime time ». L’encombrement actuel des « tuyaux » empêche, lui, à date, la perspective d’une utilisation du créneau 19H-23H. Pour TF1, historiquement le plus engagé dans la bataille de l’ouverture de la publicité segmentée en télévision face à des pouvoirs publics jugés « frileux »[5], le marché va donc se développer « petitement » à partir de 2021 , en fonction des accords passés avec les fournisseurs d’accès à internet[6] pour atteindre, à horizon cinq ans un chiffre d’affaires de 200 M€ pour l’ensemble des acteurs, dont la part de revenus incrémentaux est encore inconnue[7] (le marché publicitaire audiovisuel représente 3,4 Mds d’euros en France[8], hors effet Covid). Il ne concernera par ailleurs que les 15 % des foyers dotés des versions les plus modernes de box de connexion[9].

Il n’en reste pas moins que le media télévisé ouvre une voie intermédiaire entre l’offre généraliste telle qu’on la connaissait (hors chaînes régionales), et l’hyperpersonnalisation des contenus, notamment publicitaires, développée par l’univers du web. Symboliquement, et même si la portée en reste pour l’instant limitée, le grand media populaire de masse par excellence, synonyme de « carrefours d’audience » et auxquels restent attachés, malgré l’évolution des usages, beaucoup de grands rendez-vous nationaux qu’ils soient sportifs, distractifs ou d’information (la « messe » du JT) emprunte, lui aussi, la voie de la segmentation et de la personnalisation.

Pour autant, il ne s’agit pas là d’hypersegmentation, ni de microciblage, ni de data marketing au sens propre du terme, en raison de l’inexistence à date d’un marché de la TV connectée en France, et de l’imprécision des données détenues par les fournisseurs d’accès[10]. Il sera donc possible de constituer des « groupes de cibles » sur la base de données de géolocalisation, mais au-delà de ces informations de base, les équipes ne travailleront que sur des probabilités – comme la présence, dans le foyer, de certaines cibles – une femme, un enfant -, en fonction des contenus consommés[11].

On est donc très loin de l’univers du web, pour lequel le temps de la segmentation publicitaire de masse, sur des critères géographiques et socio-démographiques a fait place à celui de l’hyperpersonnalisation permise par le traitement de données comportementales et psychographiques, c’est-à-dire basées sur les styles de vies, les croyances, les valeurs, les personnalités des consommateurs. Avec pour objectif, bien sûr, un impact affectif et d’attention plus fort, et donc une hypothèse de meilleur retour sur investissement (ROI) pour les annonceurs. Une collecte issue du traçage sur Internet des parcours de navigation (surf) et d’achat, et, pour les réseaux sociaux, de la connaissance des groupes d’appartenance, des préférences exprimées, et des partages – en bref permise par le dépôt systématique de « cookies »[12]. Ce cookie, script informatique avant lequel il n’existait pas de mémoire des sessions web a permis, notamment, la transformation du modèle éditorial de la presse en garantissant la reconnaissance de l’abonné, page après page, et le développement du e-commerce, par la création des paniers d’achat. Il est encore largement aujourd’hui la « brique de base » d’une infrastructure de la donnée toujours plus sophistiquée, en réponse à la promesse d’un hyper-ciblage.

Si l’autorisation limitée de la publicité segmentée place l’audiovisuel bien loin du monde de l’Internet, elle le place encore plus loin du « big data », qui nécessite la connexion de l’univers du cookie, centré web, avec d’autres univers de données, issus de bases de données off line comme celles liées à la gestion de la relation client (CRM) et du marketing direct par exemple.

Historiquement, l’évolution des techniques et leur capacité à mobiliser des données de plus en plus diverses a permis le passage de la segmentation à l’hypersegmentation publicitaire. Ainsi, l’offre « #data » de PQR66, régie commune à la presse quotidienne régionale identifiait-elle en 2016 cinq segments clés pour caractériser les internautes[13] afin de les « cibler selon leur caractère et activer ainsi la préférence de marque en leur adressant un message adapté », et proposait-elle aux annonceurs « 4 cibles psychométriques pré-packagées ». En 2020, et même si les critères psychométriques ont été abandonnés, cette même régie propose aux annonceurs 80 segments-cible de population, dont 20 « cibles spécifiques issues du regroupement de plusieurs top segments », sans oublier la « possibilité de créer des cibles sur-mesure, selon une problématique et des besoins définis, ou après analyse du site Internet de l’annonceur ». De même « Alliance Gravity », cette place de marché qui regroupe 250 sites et applications (dont beaucoup de sites de presse) ne propose-t-elle pas moins de 750 segments de ciblage, sur la base d’une collecte de deux milliards « d’événements » par mois[14].

L’hypersegmentation et son corollaire, l’hyper-ciblage publicitaire ne concernent donc que l’univers de la publicité numérique.

2/ Big data, un fantasme ?

Dans la sphère professionnelle, la montée en puissance d’une économie de la donnée génère plusieurs types de tensions.

Un enjeu concurrentiel de taille tout d’abord, qui oppose le « Wall Garden » (chasse gardée) des GAFAM aux univers plus ouverts de l’écosystème media, dans un marché de la publicité numérique évalué à 325 milliards de dollars en 2019, et projeté à 525 milliards en 2024[15]. L’avance technologique des uns les conduit à maîtriser de bout en bout la production et l’utilisation de la donnée (voire, en tant qu’univers « logués », à s’affranchir de fait de la problématique du recueil de consentement de l’utilisateur[16]), quand les autres acteurs se voient contraints de cohabiter au sein de l’univers « open ad tech » né du développement des places de marché et de la publicité programmatique, et restent soumis aux aléas de l’évolution du cadre juridique d’utilisation des données personnelles (RGPD, règles CNIL et bientôt règlement européen e-Privacy). Cette pression concurrentielle vient de prendre une nouvelle accélération avec l’annonce, par Google, de la fin de l’autorisation du dépôt de cookies tiers sur son navigateur Chrome à horizon deux ans[17].

Une tension de nature économique ensuite, autour du partage de la valeur entre acteurs d’un marché de la publicité numérique à la fois ultra concentré (voir la maîtrise du jeu dont disposent les GAFAM) et ultra complexe. L’univers des enchères automatiques en temps réel cité plus haut, l’existence d’une myriade d’intermédiaires d’ « ad tech », dont la fonction dans la chaine de valeur est difficile à identifier. Malgré la crise sanitaire, les perspectives de la publicité numérique sont d’ailleurs excellentes pour les plateformes[18].

Une évolution considérable des métiers enfin, qui projette une communauté de professionnels jusque-là marquée par la dimension commerciale de sa fonction dans un univers d’informaticiens où la technologie domine.

S’y ajoute aujourd’hui un débat sur l’efficacité et la transparence des techniques mises en œuvre dans l’hypersegmentation, comme par exemple le principe d’une modélisation à partir d’échantillons restreints, et la création de « jumeaux comportementaux ». Pour Kevin Mellet, enseignant chercheur rattaché au Centre de Sociologie des Organisations de Sciences Po et spécialiste des techniques marchandes à l’ère numérique, « les catégories d’intérêt (c’est-à-dire les cibles créées sur la base des centres d’intérêt exprimés, ndlr) ont été en vogue, mais les annonceurs en sont revenus ». La question dépasse même aujourd’hui celle de la transparence, puisque l’utilisation de techniques d’intelligence artificielle rend la décision prise indéchiffrable, y compris par les programmateurs.

Depuis un an, les expressions de doute se multiplient, alimentées par l’opacité du marketing de la donnée. Certains chercheurs doutent de la valeur économique des audiences ainsi collectées, compte tenu du coût et de la relative « inexactitude des techniques de ciblage »[19]. Un livre écrit par un chercheur à l’université de Georgetown, ancien collaborateur de Google et paru le 12 octobre 2020 met en doute l’efficacité de ces techniques, et assimile le développement du marché de « l’ad tech » à une bulle spéculative comparable à celle de 2008[20]. De même, les conclusions du bureau du Commissaire à l’information britannique (ICO) parues le même mois sur la responsabilité de Cambridge Analytica dans les résultats du Brexit mettent largement en doute la puissance, la fiabilité et l’efficacité des outils développées par l’entreprise de data marketing[21]. Du côté des médias, on confirme un moindre intérêt des annonceurs pour la « collecte de la data à tout va », et les réserves aujourd’hui émises à l’égard de techniques difficiles à appréhender. Le marché s’orienterait vers la demande de données issues du recensement des fréquentations (appelées « données déterministes »), et non d’une modélisation (extrapolation) sur la base d’échantillons restreints. Dans la mesure où il s’appuie sur le développement d’outils sémantiques liés aux contenus éditoriaux consultés, ce nouveau ciblage « contextuel » s’avère particulièrement performant pour les univers textuels de la presse (qui s’oriente vers la constitution de ses propres plateformes de données – dites aussi DMP), mais aussi des réseaux sociaux. Cette évolution anticipe sur un monde de la publicité numérique sans cookie, ou tout du moins sans cookie tiers, dont les conséquences ne sont pas encore clairement identifiées.

Enfin le poids pris par la publicité numérique personnalisée dans les actions de communication des entreprises constitue, pour certains observateurs, un risque pour la valeur de marque. La stratégie de court terme liée à la constitution d’un capital-client, soit la recherche des revenus que des actions marketing personnalisées permettent d’obtenir d’un client pendant la durée de la relation avec lui affaiblirait, voire menacerait la stratégie de plus long terme visant à constituer un capital de marque, par la construction d’une notoriété, d’une image et d’une signification symbolique socialement partagée[22]. On peut ajouter que la publicité issue d’une segmentation poussée et basée sur les comportements d’achat s’avère particulièrement pauvre d’un point de vue créatif.

Quid dès lors de la promesse du « big data » ?

Bien qu’aucune définition précise ou universelle ne puisse être donnée du « big data », terme apparu en 1997 et qui a accompagné le nouvel ordre de grandeur imposé par les géants du web dans la capture, le stockage et l’analyse des données, les spécialistes s’accordent sur la règle des « 3 V » (Volume, Variety, Velocity[23]) proposée par le cabinet américain de recherche dans les technologies avancées Gartner. Le « big data » nécessiterait donc de compléter les données personnelles issues du web par des informations en provenance d’autres canaux (passages en boutique, interactions avec le call center, réponse aux e-mails, etc…)

En théorie, plus l’annonceur possède d’informations, plus il est susceptible d’optimiser sa communication et son budget. En réalité, le cloisonnement des systèmes informatiques des entreprises rend difficile l’agrégation d’un volume exponentiel de données, en temps réel, en provenance d’une grande variété de canaux, et d’une extrême variété elles-mêmes : données classiques issues de variables quanti et quali, mais aussi images, vidéos postées ou partagées, etc. Par ailleurs, l’appariement des bases de données entraîne des pertes. Le big data n’est-il qu’un fantasme ? Premier obstacle au rêve (ou à la dystopie) d’un traçage continu des individus, il semblerait que les « couches technologiques se parlent mal entre portable et ordinateur »[24].

Ces questions relatives aux déséquilibres concurrentiels, à l’évolution des métiers, à la répartition de la valeur et à l’efficacité de l’hyperciblage sont essentielles à la compréhension du phénomène de la publicité hypersegmentée. En tant que telles, elles ne relèvent néanmoins pas du champ d’intervention, ni de la compétence du Conseil de l’Ethique Publicitaire.

3/ Les enjeux d’une segmentation toujours plus poussée

Au niveau du débat public, le recueil systématique et massif de données personnelles, et leur regroupement à grande échelle soulève quatre séries de questions :

  • Une question d’ordre éthique et politique, notamment concernant le phénomène d’appropriation des espaces non marchands par le marketing, et la confusion qu’il entraîne entre espaces privé et public. Elle englobe la dimension orwellienne de la masse d’informations recueillies et détenues sur l’utilisateur (ou du moins son terminal), le plus souvent à son insu.
  • Une question d’écologie politique, autour de l’argument de sa voracité de ce marché de la donnée. Le dimensionnement imposé aux réseaux pour accueillir une offre croissante, notamment de contenus courts, et la mobilisation, par les infrastructures publicitaires, de technologies gourmandes entraînent une consommation de ressources qui peut être jugée par certains disproportionnée, eu égard à l’utilité sociale qu’ils attribuent au ciblage publicitaire. On peut y ajouter la dimension impulsive et irréfléchie de la consommation que certaines techniques (et notamment le « re-ciblage[25]») suggèrent.
  • Une critique d’ordre social, basée sur le constat que la dynamique du data marketing engagerait encore davantage la publicité dans un monde de discrimination sociale. Ceux qui ne sont pas une « cible » (qualifiés par le médiaplanning du mot symboliquement brutal de « waste» (en anglais, perte mais aussi déchets)) sont exclus de la réception des messages. Ils ne sont plus « adressés » (selon cet anglicisme impropre si utilisé en marketing), c’est-à-dire qu’en réalité on ne s’adresse plus à eux. Ecartés de la « conversation » avec les marques, ils entrent dans une forme d’invisibilisation sociale.
  • Une question démocratique et anthropologique enfin, qui touche à la fragmentation de l’espace public et à la « bulle de filtre » créée par la compartimentation des consommations media renforcée par les algorithmes des réseaux sociaux, et qui enfermerait les individus dans des systèmes de valeurs et des univers d’information et de pensée cloisonnés. En créant des segments d’utilisateurs exposés à des univers marketing différents les uns des autres, la publicité ultraciblée nourrit-elle le processus ?

Les entreprises et ceux qui les gèrent ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les enjeux d’une segmentation toujours plus poussée de la publicité, et de l’utilisation des techniques qui l’accompagnent, surtout au moment où elles revendiquent une « raison d’être », qui met en avant la question de leurs impacts et de leur finalité, au-delà de leur activité d’affaires.

S’agissant de la question philosophique et politique de l’envahissement des espaces privés et de l’authenticité du consentement au recueil de données et au ciblage publicitaire, plusieurs observations s’imposent.

L’argument le plus souvent utilisé par la sphère professionnelle pour justifier le traçage à grande échelle des internautes et le recueil massif de données concernant leurs usages et leurs préférences, comme pour réclamer une plus grande souplesse dans le recueil du consentement repose sur la notion de « publicité pertinente ». La promesse d’une publicité plus « adaptée », plus « en phase » avec les goûts et aspirations du consommateur, moins incongrue, et donc susceptible d’être vécue comme moins intrusive serait donc, du point de vue des professionnels de la publicité numérique, censée corriger le déséquilibre évident qui existe, (jusqu’à la mise en place des récentes recommandations de la CNIL[26]) entre l’incitation à accepter les cookies (un clic) et le droit de refus ramené à un droit de paramétrage de ces derniers complexe et chronophage (une quinzaine de clics). Anticipant l’utilisation du nouveau bouton « refuser », qui devra être mis en place, à la demande de la CNIL, avant mars 2021, certains professionnels n’hésitent pas à avancer l’hypothèse d’une publicité qui sera alors plus répétitive, car privée des potentialités de la technique du « plafonnement » ou « capping »[27], cette fonction basée sur le cookie et qui permet de limiter le nombre d’expositions d’un individu au même message. Aussi mettent-ils en avant l’avantage de « moins recevoir de publicités qui ne vous concernent pas », résumé sous l’image de la fin du « tapis de bombes » publicitaire.

Interroger la notion de « publicité pertinente »

Pourtant, malgré l’existence de ces outils, l’expérience quotidienne du surf sur Internet reste bien celle d’une occurrence incessante, et pour le moins répétitive, de sollicitations issues de navigations précédentes – voire relative à des achats déjà réalisés. Dans ce contexte, que signifie le concept de « publicité pertinente », viatique dans le chemin vers l’hyperciblage ? Emetteur et récepteur du message publicitaire en partagent-ils la même définition ? Le postulat de congruité (gage d’acceptabilité et d’efficacité) ne semble pas être questionné, ni d’ailleurs démontré par un travail méthodologique qui inclurait le ressenti de l’internaute. Il semble s’imposer sans difficulté comme une évidence, là où le recul critique serait nécessaire.

Sur ce point néanmoins, on reste troublé par deux observations contradictoires :

Il est vraisemblable qu’une grande part des internautes ne mesure pas la portée du consentement exprimé, ni ne maîtrise la façon dont le processus de ciblage fonctionne.

Pour autant, est-il si évident qu’elle souhaite le comprendre, et en prendre le contrôle ?

Ainsi, 59 % des Français ignoreraient qu’ils peuvent paramétrer l’utilisation de leurs données personnelles[28]. Comme l’observait déjà le Conseil de l’Ethique Publicitaire dans un avis de 2016, « les citoyens doivent mieux percevoir le lien entre le big data et la gratuité du web qui résulte souvent tacitement d’un recueil des données, dont il est la contrepartie. « Quand c’est gratuit, c’est vous le produit » ».[29] Quant à leur volonté de les maîtriser, il n’est qu’à constater la faible part de marché des moteurs de recherche respectueux de la vie privée, au premier rang desquels le moteur de recherche français Qwant[30] (0,89 %), malgré le soutien appuyé apporté par des pouvoirs publics. Pourtant, Qwant s’engage à respecter la vie privée de ses utilisateurs, fonctionne sans cookie, et sans conservation des données de navigation.

Entre inquiétude et désir, les Français semblent donc avoir un rapport schizophrénique à la donnée. Cette ambivalence des internautes se retrouve dans la comparaison de certains résultats d’une récente étude mondiale du cabinet Deloitte[31] : seuls 26 % des Français s’y déclarent prêts à partager leurs données, mais 59 % d’entre eux se montrent intéressés à recevoir des promotions spécifiques ! Un paradoxe que confirme Dominique Lévy, Directrice Générale adjointe du groupe BVA, en commentaire de la livraison 2020 de l’étude « Françaises, Français, etc. »[32] : malgré un désamour grandissant à l’égard des GAFAM et une préoccupation croissante pour la question des données personnelles, « les consciences et les comportements ne sont pas corrélés. Les gens privilégient la fluidité des usages à la protection de leurs données ».

Il faut reconnaître néanmoins, comme l’observait le CEP dans l’avis précité, que les formulaires d’acceptation sur le recueil des données restent dans leur grande majorité totalement incompréhensibles au-delà d’un petit cercle d’initiés.

Dans le même ordre d’idées, Dominique Lévy observe que malgré les opinions majoritairement négatives émises sur Amazon, le géant de la vente en ligne n’en reste pas moins, dans les études, « le standard absolu de la fluidité et de l’expérience client ». Les études montrent également l’internaute soucieux de « payer plus facilement », comme en témoigne la suggestion qu’il fait d’abandonner le principe du « panier d’achat », pourtant gage de sa sécurité. La demande de sécurité serait donc essentiellement « latente et théorique ». Selon elle enfin, face à la proposition d’une offre de service en contrepartie d’une cession de données « la réalité du refus est à peu près nulle », même si, à l’instar du décalage observé entre la prise de conscience du risque climatique et le changement réel des comportements, elle prévoit « qu’à un moment, cela puisse basculer ». A date, le sujet le plus spontanément évoqué dans les enquêtes reste celui de la fluidité de l’expérience, pour un consommateur conscient que la donnée a une valeur, et qu’elle constitue la monnaie d’un échange qu’il estime consenti.

De ce point de vue, il ne semble pas que le scandale Cambridge Analytica de 2018, qui a révélé la captation illégale des données de 87 millions de personnes à des fins de ciblage politique[33] durant la campagne présidentielle américaine de 2016, ait laissé des traces durables. Il apparait surtout que le consommateur-cible souhaite se sentir unique et reconnu dans la relation qu’il entretient (ou imagine entretenir) avec la marque, et que sa complicité atténue considérablement son recul critique.

Le véritable test de la volonté réelle des gens à prendre le contrôle pourrait être l’utilisation du bouton « refuser », dont la mise en place est recommandée par la CNIL. A titre d’exemple, le taux d’acquiescement des clients des opérateurs télécom à l’utilisation de leurs données se situait jusqu’ici aux alentours de 80 %. Dans le cadre de la mise en place de la TV segmentée, certains observateurs anticipent qu’il pourrait se situer entre 40 et 60 % après mise en place de la nouvelle option. Le gouvernement britannique, quant à lui, vient d’annoncer la mise en place d’une « Unité des marchés numériques » chargée de garantir le choix des internautes de recevoir ou non des publicités personnalisées en ligne[34].

Hyperciblage et nouvelles tendances de consommation

La seconde série de questions concerne le champ de l’écologie politique. Dans ce domaine, on doit observer que la publicité, telle qu’issue de l’hypersegmentation et des techniques de traçage numérique qui y sont associées s’éloigne des aspirations d’une part grandissante de la population, celle qui souhaite (et peut) s’éloigner du sentiment de vacuité créé par l’accumulation. Se résumant, jusqu’à la caricature, à l’incitation élémentaire et répétitive à l’achat, et tablant sur une soumission pavlovienne à des stimuli visuels, la publicité hyper-ciblée prend à rebrousse-poil la demande croissante d’un autre rapport à la consommation. Une consommation, qui, comme le résume l’économiste Philippe Moati, « aide à tirer le maximum de ce qu’on achète, et mette les gens en équilibre psychologique »[35].

A l’inverse, force est d’observer que la publicité numérique issue de l’hypersegmentation a permis l’ouverture du marché à de nouveaux annonceurs, plus récents, plus petits, plus locaux, pour qui les media traditionnels restent inaccessibles. Bien que l’argument de la visibilité nouvelle offerte aux PME/PMI ait été employé jusqu’à la corde par les grandes plateformes dans la bataille politique et juridique relative à leur position dominante, il n’en reste pas moins essentiel. Ainsi les acteurs de l’audiovisuel attendent-ils de l’ouverture à la TV segmentée des « clients nouveaux qui n’avaient pas de ticket d’entrée », pour une distribution finale qui sera à 80 % régionale[36]. Cette dimension d’une évolution jusque-là appréhendée avec plus d’inquiétude que d’enthousiasme devra être observée de près, car elle rejoint les préoccupations grandissantes d’un consommateur soucieux de traçabilité, de proximité, et d’innovation RSE. L’économie solidaire ou circulaire, les producteurs bio et locaux auront-ils par ce biais accès au média télévisé ?

La troisième série de critiques concerne le champ social. Comme on l’a vu, il s’agit du rôle qu’aurait la publicité hypersegmentée dans l’amplification des phénomènes de discrimination et d’exclusion sociales. Il est vrai que selon le point de vue où on se place, le ciblage peut s’analyser comme un choix (celui d’un segment de population), mais aussi comme une exclusion de tous les autres, et en particulier de celles qui se situent dans « l’angle mort » de la consommation. Comment ne pas imaginer dès lors que se développent les sentiments de rejet, l’autodénigrement, la mésestime de soi ?

Le ciblage publicitaire augmente-t-il le sentiment d’exclusion ?

Si le phénomène de l’exclusion par la consommation n’est pas nouveau, il est vraisemblable que les technologies numériques de ciblage l’amplifient. Quand la publicité classique me propose un objet, et que je n’en ai pas les moyens, je peux faire semblant de ne pas le désirer. Si elle ne me le propose plus, est-ce que l’absence de sollicitation diminue ma frustration, ou au contraire suggère-t-on que je n’en suis même pas digne, que je ne le mérite pas ? Symboliquement, le rejet hors de la sphère des « cibles » est d’une grande violence[37] ;

Parallèlement, on peut remarquer que l’hyperciblage a pour effet « d’essentialiser » certaines catégories de population, en les enfermant dans leur condition, et notamment leur classe d’âge. On a pu dire que la publicité télévisée pour les produits liés à l’âge, associés à un imaginaire de déchéance physique (incontinence, perte de mobilité) avait pu, par sa diffusion à une heure de grande écoute, « dédramatiser » et banaliser l’usage de ces produits, et donc la situation qu’ils décrivent. A l’inverse, peut-on nier que la réception systématique, et en apparence « personnelle », dès 60 ans et sans qu’il y ait eu de requête spécifique, des messages relatifs aux produits du grand âge ait pour effet de « fixer » dans l’imaginaire des gens une trajectoire dont le déterminisme est par définition aliénant ?

Enfin, les dernières interrogations concernent la difficile question de la fragmentation sociale et de l’atomisation des collectivités humaines en différentes communautés d’intérêt. Certes, l’individualisation de plus en plus poussée qui marque nos sociétés occidentales n’a pas attendu les usages numériques. Il n’empêche que le rôle des réseaux sociaux dans le mouvement d’archipelisation des sociétés est connu, et a été abondamment décrit. Il conduit au morcellement de la connaissance, des expériences, des repères et des systèmes de valeurs qui y sont associés. La disparition progressive des rituels collectifs et du vécu commun au profit de « pratiques » et de mémoires cloisonnées interroge les conditions de maintien du lien social.

La publicité a-t-elle vocation à créer du lien social ?

Comme la première période de la crise sanitaire l’a montré avec la spectaculaire remontée de l’audience des journaux télévisés[38], les grand-messes fédératives construisent un imaginaire partagé, et nourrissent en conséquence le sentiment de « faire société ». Quelle perception d’appartenance quand les organisations sociales fonctionnent autour d’une multitude de groupes autonomes ?

On serait tenté d’affirmer que l’hypersegmentation publicitaire menace l’éthique de l’égalité et de la réciprocité (« je peux parler de n’importe quoi avec n’importe qui ») qui permet de penser un « nous » social. Le phénomène est d’autant plus paradoxal que la mondialisation, portée par une communication globalisée, nous donne parallèlement l’illusion que nous formons une seule communauté. Il est probable que cette hypersegmentation contribue au délitement du lien social. Les publicités, comme d’autres productions culturelles populaires (c’est-à-dire largement partagées) participent en effet à la construction de ce patrimoine immatériel commun sans lequel il n’y a pas de perception d’un vivre ensemble. Certaines créations publicitaires, même les plus controversées (Y’a bon Banania…) appartiennent désormais à l’histoire des représentations et fonctionnent comme autant de « lieux de mémoire », cet instrument conceptuel inventé par l’historien Pierre Nora au début des années 1980 pour décrire ces lieux, mais aussi ces pratiques et repères culturels qui fonctionnent comme autant de fixations symboliques identitaires et qui deviennent « lieu de mémoire quand il(s) échappe(nt) à l’oubli (…) quand une collectivité le(s) réinvestit de son affect et de ses émotions »[39].

L’évolution de la publicité vers l’hypersegmentation agit-elle sur l’équilibre entre identité personnelle et identité sociale ? On peut émettre l’hypothèse en tout cas qu’elle renforce la « Gesellschaft », au sens du sociologue allemand Ferdinand Tönnies (une société d’individus orientés vers la maximisation de leur intérêt individuel et où « chacun est marchand ») au détriment de la « Gemeinschaft », communauté que caractérise la proximité spatiale et affective des individus, mais aussi la volonté et l’esprit d’unité[40].

Pour autant, la publicité a-t-elle vocation à « faire société » ?  Pour certains, l’étymologie même du mot[41] suggère une mission de diffusion la plus large. D’autres rappellent la dimension strictement économique et commerciale de l’activité publicitaire, sur laquelle ne peuvent peser des objectifs d’intérêt général.

Mais la publicité segmentée, accroit-elle le narcissisme ?

On peut regretter que le développement de la personnalisation permis par les techniques d’intelligence artificielle ait des conséquences sociales, voire psychologiques que l’on peut considérer comme délétères. Il est indéniable que l’ensemble des consommations culturelles et d’information vit, avec l’intervention des algorithmes, le passage d’un univers de l’offre (celui de la surprise, de la découverte, même au risque de l’effort et de l’inconfort) à un univers de la demande (on me propose ce que j’ai déjà aimé et que je connais). L’expérience sur-mesure proposée, c’est-à-dire hyper-personnalisée et hyper-contextualisée, renferme le sujet dans ses propres biais de confirmation, dans une démarche centrée sur lui-même.

Il n’est pas certain néanmoins que l’on puisse mettre sur le même plan les filtres d’information et de connaissance que produisent les algorithmes utilisés par les réseaux sociaux, et le ciblage publicitaire. L’enjeu anthropologique et démocratique est-il de même ampleur que celui qui concerne la culture, et l’information ? Le filtrage des connaissances et des informations qu’opèrent, à l’insu de l’internaute, les algorithmes des plateformes numériques a à voir avec la diversité des opinions, et la vitalité du débat démocratique. Indépendamment de son volet relatif au vol des données, l’affaire Cambridge Analytica (et ses versions anglaise et indienne) nous scandalise en ce que le ciblage politique s’y appuyait sur une domination et une manipulation de l’information, aux fins de téléguidage de l’électeur à son insu. Le tout à distance, et à l’échelle vertigineuse que permettent les techniques numériques. Le propos du ciblage publicitaire est fort heureusement moins ambitieux, plus direct, et plus transparent.

Ce qui est certain en revanche, c’est que la publicité segmentée s’oppose à notre besoin d’ouverture, et de respiration. L’un des génies de la publicité « classique » est de donner à voir et à appréhender d’autres milieux, d’autres désirs, d’autres vies, du moins dans leur représentation. En tant qu’être social, l’homme n’est-il pas non seulement capable, mais aussi curieux et désireux de connaître comment vivent ceux qui l’entourent, même s’il ne partage pas leurs envies ?  Le « gaspillage » (« waste ») évoqué par les média-planneurs pour qualifier le hors-cible ne crée peut-être pas directement de ressources, mais il est socialement essentiel.

4/ Conclusion

L’hypersegmentation de la publicité, permise par les techniques (mais aussi les pratiques) numériques, a des conséquences sociétales et anthropologiques que le Conseil de l’Ethique Publicitaire a tenté de décrire et d’analyser. On l’a vu, le phénomène de marchandisation des données personnelles et leur capture à grande échelle a commencé avec l’émergence, puis le développement de la publicité segmentée. Elle soulève plusieurs problèmes, dont le plus inquiétant est peut-être le renoncement des internautes à contrôler (et même à connaître) l’utilisation de leurs données.

Quelles alertes ou recommandations concrètes le Conseil de l’Ethique Publicitaire peut-il, en l’état, formuler en conclusion de sa réflexion ?

  1. Indubitablement, la montée en puissance de la publicité hypersegmentée s’ajoute aux autres signes d’atomisation de nos sociétés en diverses communautés d’intérêts. Le phénomène a été décrit en ce qui concerne les réseaux sociaux, et leur fonctionnement. La contribution du ciblage numérique mérite d’être étudiée et documentée par des travaux de recherche, avec au minimum deux horizons : une comparaison entre les différents marchés et les différentes cultures, et l’analyse de la balance coûts/avantages.
  1. Méconnaissance et inquiétude, plaisir et fascination : les internautes ont eu jusqu’à présent un rapport schizophrénique à leurs données personnelles, au regard de ce qu’elles leur permettent d’obtenir en contrepartie. Il semblerait néanmoins que les interrogations sur le « prix à payer » se multiplient. Le concept de « publicité pertinente », on l’a vu, est pour le moins hasardeux, et en tout état de cause univoque. L’évolution des perceptions, comme celle du contexte juridique doit amener les acteurs du marché à repenser les termes de l’échange, c‘est-à-dire à inventer de nouvelles contreparties à la capture des données.
  1. L’exploration des réseaux sociaux par le prisme d’univers d’intérêts est menée par des algorithmes innombrables, à des fins de ciblage publicitaire. En détectant la récurrence de certains choix de contenus (par exemple orientés politiquement, confessionnellement ou sexuellement) ces pratiques semblent susceptibles de pouvoir contourner les règles relatives aux données sensibles[42], par approximation. Sur ce point, l’éthique professionnelle pourrait utilement compléter le droit.
  1. Les menaces qui pèsent sur la pérennité du « cookie tiers » remettent sur le devant de la scène professionnelle le ciblage contextuel[43], particulièrement performant pour les univers textuels (media, réseaux sociaux). Dans la mesure où il utilise des techniques de ciblage sémantique (et donc d’exclusion sémantique) par mots-clés, il porte en germe le risque d’une autocensure des médias sur les sujets (ou les mots) peu aimés des publicitaires. Ce risque s’ajoute aux interrogations soulevées par le dernier avis du Conseil de l’Ethique Publicitaire[44], sur la question des excès potentiels de la politique (et des outils) de « brand safety »[45].
  1. Une « éducation aux médias » a été (modestement) mise en place par l’Education Nationale, sensible à la nécessité d’une pédagogie de la distanciation critique vis-à-vis des contenus d’information, et d’une initiation aux langages médiatiques. Aujourd’hui, une « éducation à la donnée » s’impose, afin de sensibiliser les jeunes aux réalités sous-jacentes à leurs pratiques numériques. Eclairer les « boites noires » contribue à la construction d’une citoyenneté lucide.

Cet avis, rédigé par Pascale MARIE, synthétise les réflexions du Conseil de l’Ethique Publicitaire composé de : Dominique WOLTON (président), François d’AUBERT (vice-président), Zysla BELLIAT, Myriam BOUCHARENC, Laurence DEVILLERS, Catherine JEAN-JOSEPH SENTUC, Cristina LINDENMEYER, Pierre-Marie LLEDO (personnalités indépendantes) ; Albert ASSERAF, Pascal COUVRY, Clémence GOSSET, Thierry LIBAERT, Natalie RASTOIN, Gérard UNGER, (professionnels), avec la participation d’Alain GRANGÉ CABANE (Réviseur de la Déontologie Publicitaire).

Paris, le 11 février 2021.


[1] Décret n° 2020-983 du 5 août 2020 portant modification du régime de publicité télévisée

[2] La publicité segmentée existe déjà depuis plusieurs années au Royaume-Uni, en Belgique ou encore aux États-Unis et représente, selon une étude du cabinet Oliver Wyman publiée en mai 2019, entre 2 et 5 % du chiffre d’affaires des régies publicitaires concernées.
« La publicité segmentée arrive à la télévision » in La Revue européenne des médias et du numérique (la-rem.eu)

[3] La publicité extérieure numérique (DOOH) s’appuie sur les technologies de signalétique numérique. Par rapport aux médias traditionnels sous format papier, les écrans numériques sont dynamiques : ils peuvent activer le bon message pour le bon public cible au bon moment.

[4] Hors émissions pour enfants, limité à 2 minutes par heure en moyenne quotidienne pour les chaines nationales, sans possibilité pour ces dernières de mention d’adresse ou « d’identification locale explicite »

[5] Notamment au regard du principe d’équilibre entre les médias : « Dans un délai de vingt-quatre mois à compter de l’entrée en vigueur du présent décret, le Gouvernement rend public un rapport évaluant les impacts de la mise en œuvre des dispositions du I sur les radios, la presse écrite et les télévisions locales. »

[6] Notamment sur la délicate question du partage de la valeur.

[7] TF1 évalue à 50 % la part de CA additionnel qui sera générée par des annonceurs déjà clients. Par ailleurs, à l’inverse du système « adservé », et donc automatisé de la publicité sur le web, la nécessité de reformater les infrastructures clients (concrètement, de recruter des vendeurs) pour passer de la publicité nationale à des formats multi-locaux limitera la portée de la bascule.

[8] Recettes publicitaires télévision : 3,425 Mds€ en 2018, 3,402 Mds€ en 2019 – source : IREP/BUMP 2019

[9] Laurent Bliaut, DGA Marketing et R&D de TF1 Publicité, audition CEP du 22 octobre 2020

[10] Ils représentent aujourd’hui 55 % du parc des téléviseurs

[11] Laurent Bliaut, précité

[12] La définition du cookie proposée par la CNIL est la suivante : « petit fichier informatique, traceur, déposé et lu par exemple lors de la consultation d’un site internet, de la lecture d’un courrier électronique, de l’installation ou de l’utilisation d’un logiciel ou d’une application mobile et ce, quel que soit le type de terminal utilisé ». Les cookies, inventés dans les années 1990 pour créer une mémoire des sessions web et stocker les paramètres et entrées nécessaires de l’utilisateur (et par exemple, pour les sites de e-commerce, créer les paniers d’achat) sont générés et stockés sur l’ordinateur par l’opérateur du site web. La dynamique publicitaire s’est enclenchée dès lors qu’il a été accepté que des acteurs tiers (dont les régies et plateformes publicitaires) placent eux-mêmes des cookies sur l’ordinateur de l’internaute, via des publicités.

[13] Et les positionner sur cinq axes selon des critères définis par la régie de la presse quotidienne régionale : calme vs/ nerveux ou critique ; compétitif vs/ bienveillant ou conciliant ; traditionnel ou établi vs/ouvert aux idées nouvelles ; relâché ou laxiste vs/consciencieux ou détaillé ; introverti vs/extraverti. https://www.definitions-marketing.com/definition/critere-psychographique

[14] www.alliancegravity.com

[15] Wired, 18 mai 2020 : Ad Tech Could Be the Next Internet Bubble

[16] Pour les plates-formes nécessitant l’authentification des usagers par log-in (« univers logué »), le cookie d’authentification est déposé sans le consentement de l’internaute, dans la mesure où il est indispensable à la fourniture du service. Dans l’état actuel du texte, l’article 13 du projet de règlement « e-Privacy » en cours de discussion à Bruxelles prévoit que le consentement puisse être recueilli en une fois au niveau du navigateur, ce qui favorise les univers logués.

[17] Cette annonce, faite en janvier 2020, est interprétée comme le signe d’une avance technologique (et concurrentielle) qui lui permet d’utiliser des mécanismes de suivi inter-sites et inter-dispositifs plus difficiles à éviter par les internautes.

[18] + 3 % sur le plan mondial attendus en 2020, et même + 15 % en ce qui concerne les réseaux sociaux en 2021, selon le site d’actualité boursière britannique ByShares – Source Correspondance de la Presse, 1er décembre 2020.

[19]« How effective is third party consumer profiling?” Neumann, Tucker, Whitfield – Marketing science, novembre-décembre 2019.

[20] Tim Hwang, “Subprime attention crisis” FSG Originals x logic – Tim Hwang (@timhwang) / Twitter  Les AdTech ne sont pas performantes selon un ancien de Google (ladn.eu)

[21] « L’implication de Cambridge Analytica dans la campagne du Brexit était limitée… tout comme l’efficacité de ses outils”Le Monde, 8 octobre 2020.

[22] Voir en particulier Pierre Desmet, « Promotion des ventes et capital-marque », Revue française de gestion 2003/4 (n° 145)

[23] Volume, diversité, rapidité

[24] Kevin Mellet, audition CEP du 20 octobre 2020

[25] Une personne ayant cliqué sur un produit sans passer à l’achat est ensuite exposée, lors de sa navigation Internet sur d’autres sites, à des messages publicitaires mettant en avant le produit auquel elle s’est, même fugitivement, intéressée.

[26] La délibération du 17 septembre 2020  modifie substantiellement le cadre de référence qui était applicable depuis le 4 juillet 2019, en confirmant l’objectif de la CNIL d’ un « opting in » renforcé, tout en tirant les conséquences de la décision du Conseil d’Etat du 19 juin 2020 sur les « cookie walls ». Elle traite notamment des conditions de validité du consentement des internautes en précisant que chaque finalité des traceurs doit être formulée « de manière intelligible, dans un langage adapté et suffisamment clair pour permettre aux utilisateurs de comprendre précisément ce à quoi ils consentent », en considérant que le silence ou l’inaction de l’internaute doit être considéré comme un refus (« Toute inaction ou action des utilisateurs autre qu’un acte positif signifiant son consentement doit être interprétée comme un refus ») , et en recommandant la présentation, en alternative équivalente au bouton d’acceptation générale des cookies, d’un bouton permettant de « tout refuser » : « le mécanisme permettant d’exprimer un refus de consentir » doit être « accessible sur le même écran et avec la même facilité que le mécanisme permettant d’exprimer un consentement ».

[27] Aussi appelé re-targeting. Technique utilisée dans le domaine du marketing digital pour limiter le nombre d’affichages d’un même élément visuel pour un même individu. Le capping est surtout utilisé pour optimiser les campagnes et réduire certains effets intrusifs ou irritants (www.definitions-marketing.com)

[28] Dominique Lévy, DGA du groupe BVA, audition CEP du 10 novembre 2020.

[29] Avis du CEP « Big Data et publicité » – CEP (cep-pub.org)

[30] 0,89 % de part de marché en France novembre 2020, contre 91,87 % pour Google (source Webrankinfo). En 2016, soit trois ans après sa création et à l’occasion de la signature de son partenariat avec le navigateur web Firefox, Qwant déclarait vouloir atteindre 5 % à 8 % de parts de marché sur le continent européen à l’horizon de 2018-2019.

[31] The consumer data give and take – Les données consommateurs : un défi éthique et éco (deloitte.com)

[32] Sous-titrée « raisons d’être », et réalisée en partenariat avec la presse quotidienne régionale. Echantillon quantitatif de 3000 personnes, terrains réalisés en avril 2019 (1ère vague) et en mai 2020 (2e vague)

[33] Les données (informations relatives aux personnes, « likes » et contacts) ont été récupérées sans autorisation sur une application, utilisant une interface de connexion de Facebook, via un quiz téléchargé par près de 270 000 utilisateurs de Facebook, et dont les réponses étaient rémunérées 4 US $. Elles ont permis d’établir des modèles psychologiques pour les 11 états clés (« swing States ») de la campagne présidentielle américaine de 2016, et d’adapter et personnaliser les messages du candidat Donald Trump selon les groupes et sous-groupes créés.

[34] La Correspondance de la presse, 1er décembre 2020

[35] Etats Généraux de la publicité, 27 novembre 2020

[36] Laurent Bliaut, DGA marketing/R§D de TF1, audition CEP du 22 octobre 2020

[37] Une étude réalisée pour un magazine grand public du groupe Prisma Presse, réalisée par Zysla Belliat [membre du CEP] pour l’institut Esop et présentée lors d’un séminaire IREP en octobre 1997 a montré le sentiment d’offense et d’exclusion ressenti par les femmes à l’annonce de la réticence des marques de luxe à annoncer dans leur magazine : « cela veut dire que la marque ne veut pas que moi, j’aie aussi le droit d’avoir cette crème qui va me permettre d’avoir l’air plus jeune ?! »

[38] Pendant les 6 premières semaines de confinement (du 17 mars au 26 avril 2020), la durée d’écoute individuelle de la télévision (DEI) s’est élevée en moyenne à 4h41 quotidiennes, contre 3h29 un an auparavant, soit une augmentation de plus d’un tiers. L’information a représenté 23 % du visionnage total de programmes, contre 15 % en temps normal. Le public et les médias, un lien renforcé pendant le confinement – Médiamétrie (mediametrie.fr)

[39] Préface de Pierre Nora – « Les lieux de mémoire-T1 La République », Gallimard 1984

[40] « Gemeinschaft und Geselschaft » (Communauté et Société) publié par Ferdinand Tönnies en 1887, réédité en 1912.

[41] Étymol. et Hist.
a) 1694 « notoriété publique » (Ac.) ;
b) 1746 « qualité de ce qui est rendu public » (Batteux, Les Beaux-arts, p. 216) ;
a) 1829 « ensemble des moyens utilisés pour faire connaître au public un produit, une entreprise industrielle ou commerciale » (Album Grandjean, 10 nov., III, p. 4 ds Fr. mod.t. 17, 1949, p. 302) ;
b) 1912 publicité lumineuse (Escard, Lampes électr., p. 390). Dér. de public1*; suff. -ité, v. -té.
Source : Centre national de ressources textuelles et lexicales

[42] Sur le plan juridique (loi informatique et libertés), les données sensibles au sens CNIL sont les données qui font apparaître directement, ou indirectement : les origines raciales ou ethniques ; les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ; les appartenances syndicales, ou qui sont relatives à la santé ou l’orientation sexuelle.

[43] Le ciblage contextuel prend en considération la section et le contenu de la page sur laquelle la publicité s’affiche, afin de mieux cibler les internautes.

[44] Publicité et nouvelles censures – La publicité bouc émissaire – Parution de la troisième publication des Cahiers du Conseil de l’Ethique Publicitaire – CEP (cep-pub.org)

[45] On peut traduire « brand safety » par « assurance de sécurité pour les marques ». Le terme désigne les pratiques permettant de s’assurer que la marque d’un annonceur n’apparaît pas dans des environnements qui pourraient présenter un risque pour son image. A noter l’initiative prise au niveau mondial par les annonceurs, réunis dans la FMA/WFA, de créer une coopération entre annonceurs ? agences et media pour la définition des contenus « sensibles », et le développement d’outils destinés à les contourner. Cette démarche est institutionnalisée sous l’acronyme GARM, Global Alliance for Responsible Media – World Federation of Advertisers (wfanet.org)

[1]

Transformer en chose, rendre rigide, réduire à l’état d’objet.