Rapporteur : Thierry Libaert
Constat
Il existe un fort décalage de points de vue sur le sujet du big data. D’un côté un discours d’experts, technico-économique, mettant l’accent sur les nombreuses et indéniables potentialités dans un grand nombre de domaines de la vie économique et sociale, notamment sa contribution à la croissance économique, les progrès dans le domaine sanitaire et particulièrement en matière de prévention des maladies, dans le domaine agricole où l’utilisation des méga-données permet, grâce à une meilleure connaissance des modes de croissance, d’obtenir une baisse significative des pesticides. De l’autre, de nombreux juristes, un grand nombre d’ONG et une large majorité de l’opinion publique expriment une forte inquiétude, particulièrement sous l’angle des libertés de choix et de maîtrise des données personnelles. Cette inquiétude n’est pas propre à la France : 81 % des Français [1] et 69 % des Européens se déclarent « préoccupés » par le big data.
Appliqué à la publicité, le big data entraîne un saut quantitatif. La publicité a toujours fonctionné sur le principe d’une adaptation de ses messages à des audiences qu’il était nécessaire de bien délimiter grâce à des croisements statistiques toujours plus élaborés. Toutefois et plus fondamentalement, l’activité publicitaire en elle-même sera vraisemblablement fortement impactée en raison du volume toujours croissant des données, de la possibilité technique de leur utilisation instantanée dès le recueil d’informations opéré, de la micro segmentation des informations et en conséquence du ciblage permis par les logiciels de données. Au côté du saut quantitatif, c’est également une rupture non seulement technologique, mais aussi sociale qui se profile.
Cette transformation du modèle publicitaire s’effectuera sous deux angles.
D’abord, celui de l’apparition d’un nouveau marché. En 2016, et après que la volumétrie des données a été multipliée par 3 entre 2012 et 2015 au plan international, le marché de la donnée est valorisé à plus de 1 000 milliards de dollars. Par conséquent, cela entraîne la création de nouvelles activités et emplois autour des métiers du recueil, de l’exploitation et de la vente des données.
Ensuite, en raison de la transformation fonctionnelle des supports publicitaires, le big data est souvent associé à la publicité sur Internet, mais dans quelques années il impactera l’affichage numérique et probablement la publicité audiovisuelle qui pourra s’adapter aux profils des téléspectateurs à leur domicile.
Cette transformation offre de nombreux avantages à l’activité publicitaire. Les messages qu’elle délivre seront mieux personnalisés grâce à une délimitation plus fine des publics visés. Par ailleurs, sur le web, la publicité peut réagir en temps réel aux comportements des audiences. Une requête sur un moteur de recherche couplé à un historique de navigation peut entraîner immédiatement le message publicitaire adapté à l’aspiration du moment de l’internaute. Par un meilleur ciblage, le citoyen pourra percevoir que les messages qu’il reçoit sont mieux adaptés à ses aspirations et que ce qu’il ressent comme du gaspillage ou de l’omniprésence publicitaire se réduit.
Ainsi, c’est une meilleure acceptabilité sociétale de la publicité qui peut être induite par la généralisation du big data.
Toutefois, de nombreuses incertitudes et risques apparaissent dans l’hypothèse d’une maîtrise partielle du phénomène.
Le big data ouvre les portes à de nombreuses incertitudes aux effets potentiellement majeurs. Jamais l’humanité n’a disposé d’autant d’informations et ces dernières continueront à croître dans des proportions considérables. Cette situation étant sans égale, il est impossible de prévoir avec précision quels pourront en être les effets. Il n’est pas à exclure que cette surcharge quantitative d’informations puisse entraîner des modifications qualitatives profondes sur nos sociétés, ce qui dépasse largement le seul impact publicitaire.
Le big data, basé sur le recoupement des expériences passées peut réduire les phénomènes de sérendipité et freiner les découvertes par la mise en évidence de produits et services correspondant à des comportements antérieurs. Cela peut rigidifier les attitudes, renforcer les habitudes et diminuer la curiosité pour des produits, services, voire modes de vie différents. Cela peut également réduire l’esprit d’innovation impacté par la répétition de messages publicitaires basés fréquemment sur des comportements antérieurs et donc sans la moindre surprise.
Le big data génère pour beaucoup un double sentiment de préoccupation. D’abord celui d’une relative dépossession, d’absence de contrôle à l’exemple des clauses générales d’utilisation (CGU) de logiciels informatiques pour lesquels la formulation et la longueur dissuadent chacun d’une lecture intégrale. Ensuite, le big data est associé à l’intrusion publicitaire, parce qu’il favorise l’envoi de messages adaptés à l’aspiration du citoyen. L’effet le plus négatif du big data appliqué à la publicité réside vraisemblablement dans l’apparition de messages publicitaires qui suivent immédiatement l’envoi d’un message électronique mentionnant ce produit ou service. Ce sentiment d’intrusion s’exerce tout à la fois au plan temporel grâce à l’hyper réactivité des messages mais aussi au plan spatial avec la géolocalisation associée. Il a fortement progressé, il atteignait 61 % en janvier 2015 contre 41 % en 2010 [2] .
S’il n’est pas la cause, le big data contribue à une publicité moins balisée, moins facilement identifiable et ressentie de manière plus agressive. Il facilite le phénomène de native advertising en accroissant la délivrance de publicité adaptée à son audience au cœur même d’un flux d’information non publicitaire.
Il est de l’intérêt même de la profession publicitaire de mieux réguler l’intrusion publicitaire puisque la conséquence immédiate est la généralisation des bloqueurs de publicité (ad blocks) qui, bien que reposant souvent sur une démarche commerciale contestable [3] , traduisent une distanciation forte avec une publicité jugée trop intrusive.
Sur le niveau plus directement lié à la fonction publicitaire, le big data peut freiner la créativité publicitaire et réduire la production de désirs par la création de récits imaginaires pour se recentrer sur la production de contenus informatifs, directement utilisables par le consommateur. Plutôt que de cultiver le désir, le big data permet en effet de répondre immédiatement à un besoin exprimé par le consommateur.
Cela peut contribuer à l’évolution du rôle sociétal de la publicité vers des incitations directes et incessantes à l’achat et en conséquence de réduire la production de désirs. Le big data ne remplacera certes pas le rêve, puisque c’est l’imaginaire qui fournit sa substance à la marque. C’est le désir qui induit les comportements et non la précision du message. Il n’est toutefois pas exclu que le modèle de créativité publicitaire actuelle évolue et avec lui le rôle sociétal de la publicité.
De manière globale, le big data peut contribuer à la fragmentation du corps social. Historiquement, la publicité a toujours été définie comme un média de masse. Le big data révolutionne cette définition pour s’ouvrir vers la fragmentation. La publicité traditionnelle « de masse » procurait un lien social, elle participe de la cohésion des sociétés par la diffusion de messages globaux, visibles par chacun. Appliqué à la publicité, le big data délite ce lien par une segmentation extrême qui renforce les cloisonnements sociétaux, peut induire un risque de discrimination, diffuse tacitement le message que le « segmenté » aurait une valeur supérieure au collectif, et cela contribue à l’atomisation du corps social.
Recommandations
1. Une meilleure information du public est indispensable.
Il est nécessaire que chacun connaisse mieux les droits dont il dispose en la matière, notamment celui de l’accessibilité, au contrôle et à la rectification de ses données. Les citoyens doivent mieux percevoir le lien entre le big data et la gratuité du web qui résulte souvent tacitement en contrepartie d’un recueil des données. « Quand c’est gratuit, c’est vous le produit ».
2. Les Pouvoirs publics doivent imposer aux producteurs de services informatiques la délivrance de clauses générales d’utilisation (CGU) réellement compréhensibles.
Cela peut être effectué par l’adjonction d’un document synthétique d’une ou deux pages, présentant les éléments majeurs des CGU du point de vue du recueil et de l’utilisation des données pour l’utilisateur.
3. Un meilleur contrôle de l’effectivité du respect du CGU par les producteurs de logiciels apparaît également nécessaire.
Le consommateur doit pouvoir être informé du devenir des informations qu’il transmet, ce qui passe également par une meilleure réglementation du nouveau marché de data broking qui échappe largement aux réglementations nationales.
4. Aucune donnée ne doit pouvoir être recueillie à partir du contenu de messages électroniques privés sans l’accord express et réversible de l’utilisateur.
Ce point, intégré à la Loi numérique [4] , est fondamental tant en termes de liberté publique que sur le plan de l’acceptabilité publicitaire.
5. La séparation explicite entre la publicité et le contenu éditorial doit être renforcée.
6. Le consommateur doit voir ses choix élargis.
Le modèle actuel de collecte des données sur le web est trop binaire et l’individu n’a trop souvent que le choix entre une acceptation totale de délivrance de ses données personnelles contre un accès au service, et le refus de l’acceptation qui lui ôte tout accès. Certains supports, notamment dans le secteur des médias, proposent ainsi des formules permettant un choix plus élargi dans l’accès à l’information en fonction des critères d’acceptabilité et de filtrage des publicités.
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Le Conseil de l’Ethique Publicitaire, sans négliger les nombreux avantages de l’explosion des données et ses impacts sur la publicité, appelle donc à la vigilance des principaux acteurs. Visibilité des CGU, élargissement des choix possibles, renforcement de l’identification publicitaire, meilleure transparence du marché, vérification et contrôle sur les données et leurs transferts, sont les axes majeurs permettant une meilleure régulation.
Le big data interpelle donc directement les dispositifs de régulation et d’éthique publicitaire et il en questionne directement les fondements. Le concept même de publicité renvoie à la notion d’espace public, celle-ci est originellement « ce qui est rendu public ». Le big data s’opère majoritairement au sein de la sphère privée. C’est donc pleinement, en raison de cette tension entre les sphères publiques et privées, une question de responsabilité éthique de la publicité que d’inviter à un large débat sur le sujet pour une régulation ouverte et transparente.
Le big data renvoie finalement aux enjeux politiques du numérique et dépasse la sphère de la publicité.
Il oblige à une réflexion d’ensemble sur les rapports entre le public et le privé, la traçabilité, le commerce de l’information, les rapports entre information et connaissance, les rapports entre la communication technique et humaine, la régulation politique, la souveraineté.
La publicité est néanmoins ici un excellent lieu de lecture de ces contradictions qui n’ont pas grand-chose à voir avec la vision rose d’une société gouvernée par l’échange vertueux et collaboratif d’individus désireux de se comprendre et de coopérer…
Pour ouvrir cette réflexion d’ensemble sur les rapports entre information et connaissance, culture , économie et politique, il faut d’abord sortir de la fascination pour la technologie qui depuis 50 ans empêche toute réflexion sur les forces, faiblesses et contradictions de ces systèmes techniques dont les progrès sont trop facilement identifiés à un progrès de l’Homme et de la société.
Avis publié le 12 septembre 2016.
Commission européenne. Eurobaromètre 83.1. 27 900 interviews face à face. 2015.
Baromètre annuel de l’intrusion. Publicis/ETO. 1026 répondants. 2015.
Cf. Avis du CEP du 14 septembre 2015 « Blocages publicitaires : l’impasse » : https://www.cep-pub.org/avis_cep_adblocks.html
Art. 68 de la Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui modifie le code des postes et des communications électroniques en son article L. 32-3 – IV : « Le traitement automatisé d’analyse, à des fins publicitaires […], est interdit sauf si le consentement exprès de l’utilisateur est recueilli à une périodicité fixée par voie réglementaire, qui ne peut être supérieure à un an. »