Avis du CEP « Systèmes d’autorégulation »

Rapporteur : Rémy Sautter
Membres : Alain Grangé Cabane, Gérard Noël, Jean-Pierre Teyssier

Dans les démocraties, les citoyens, les entreprises, les collectivités publiques obéissent à la règle de droit ; elle est élaborée par l’Etat, à travers les lois et règlements, ou par les tribunaux qui bâtissent la jurisprudence. Ce droit s’applique à tous, il est de portée générale.

Dans un champ plus restreint, on voit les acteurs de la société s’obliger mutuellement par des contrats, règle de droit de portée plus limitée, mais qui n’en est pas moins «  la loi des parties ».

D’autres sources de droit sont apparues plus récemment ; issues de démarches volontaires, fixant des règles moins rigides, elles forment ce que les Anglo-Saxons nomment « soft law » et le Conseil d’Etat, dans un avis de 2013 remarqué, « le droit souple ». On rappellera ses mérites, tels qu’énoncés par Jean-Marc Sauvé, le vice-président du Conseil d’Etat : « en donnant un plus grand pouvoir d’initiative aux acteurs et, au-delà, plus de responsabilités, le droit souple contribue à oxygéner notre ordre juridique. »  [1]

Appréciation qui s’applique parfaitement à la démarche initiée par les annonceurs, les médias et les agences de communication, il y a près de cent ans et poursuivie aujourd’hui : parvenir à une autorégulation de la publicité en bâtissant un ensemble de règles s’appliquant à l’activité qu’ils poursuivent en commun, sans intervention de la puissance publique, et en se pliant à une discipline librement consentie. Comme l’exprime Jean-Jacques Rousseau, “l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite s’appelle liberté” (“Du contrat social”, 1762).

L’autorégulation est en effet une procédure rapide, économique, efficace ; en outre elle responsabilise ceux qui s’y contraignent ; elle a enfin la vertu de s’adapter aisément à toutes les situations et à toutes les évolutions. On comprend dès lors que les acteurs de la vie économique y recourent de plus en plus souvent.

L’autorégulation n’est pas une idée neuve en France.
Mais apparaissent aujourd’hui des mécanismes d’autorégulation d’inspiration libérale, ne devant rien à l’Etat.
Que propose le CEP ?

1. L’autorégulation n’est pas une idée neuve en France.

Elle est connue de longue date des ordres professionnels qui, bien avant Vichy, ont toujours cherché à obtenir des pouvoirs d’autorégulation consacrés par la loi.

Ces pouvoirs sont habituellement la contrepartie de numerus clausus (pharmaciens, notaires, huissiers, etc.) ou de missions de service public (experts-comptables, géomètres experts, notaires, etc.…).

D’où un appareil législatif et réglementaire qui définit et encadre ces pouvoirs d’autorégulation et qui, notamment, permet aux ordres professionnels de sanctionner leurs membres en cas de manquement à ces préceptes (au titre de l’autodiscipline).

Ainsi, et de manière emblématique, les sanctions prononcées sont susceptibles, dans certaines hypothèses, d’être contestées devant les juridictions.  [2]

C’est donc une autorégulation sollicitée auprès de l’Etat, par des corporations qu’elle organise et protège ; on l’appellera autorégulation corporatiste – ou corporative, au choix.

2. Mais apparaissent aujourd’hui des mécanismes d’autorégulation d’inspiration libérale, ne devant rien à l’Etat.

La vie économique a connu très tôt des mécanismes d’autodiscipline : on veut parler ici de l’arbitrage qui consiste, pour des parties en litige, à soumettre leur différend à la sagesse d’un tiers intervenant, choisi d’un commun accord entre elles. L’arbitrage s’est étendu avec la révolution industrielle, et règne dans les transactions internationales sous l’impulsion de la Chambre de commerce internationale (ICC) tandis que d’innombrables contrats le font figurer dans leurs clauses standards.

Dans le même esprit le développement de la médiation s’inscrit dans un mouvement similaire : les parties conviennent de recourir à un médiateur qu’elles choisissent librement pour les aider à résoudre leur différend.

Pour autant, l’arbitrage comme la médiation, s’ils procèdent de l’autodiscipline (par le libre choix d’un tiers par les parties afin de les aider à résoudre le litige) ne sont pas, à proprement parler, des mécanismes d’autorégulation, car ils ne fixent pas des règles collectives et permanentes, s’imposant à une large communauté qui y souscrit par avance.

Dans l’entre-deux-guerres, le développement des échanges a conduit les acteurs économiques à se doter de plus en plus souvent d’un corpus de règles propres, destinées d’abord et très trivialement, à assurer la sécurité des transactions.

Ainsi nait la Chambre de commerce internationale, en 1919. Elle établit des codes décrivant les meilleures pratiques commerciales, appelées à devenir des références, sécurisant les acteurs et protégeant les consommateurs.

Dans les métiers de la communication, s’est ainsi rapidement imposé le Code des pratiques de publicité et de communication commerciale, entré en vigueur en 1937 et constamment actualisé depuis.  [3]

On peut citer aussi les normes techniques adoptées par diverses professions et sur le plan international, les fameux Incoterms®[4] universellement utilisés dans les échanges interentreprises.

Au sein de la Chambre de commerce internationale, la Commission d’arbitrage s’appuie notamment sur ces codes ou normes pour rendre ses sentences.

Le sport, qui dans son essence même, est fondé sur des règles établies librement et hors de toute intervention étatique, voit ses fédérations réglementer depuis toujours la pratique sportive sans être jamais contestées. Plus récemment, en 1984, est apparu le Tribunal arbitral du sport. Né sous l’égide du CIO (Comité International Olympique), il en est devenu indépendant en 1994. Progressivement, toutes les fédérations sportives ont reconnu sa compétence en matière de sanctions sportives, pour dopage notamment, ou pour des litiges financiers entre sportifs professionnels, clubs et fédérations. Le retentissement médiatique de certains scandales dans le sport n’altère pas ce constat : méthodiquement, le tribunal arbitral du sport étend son action, même si on peut regretter que cela se fasse trop lentement.

L’autorégulation entre les entreprises commerciales connaît depuis peu une application connue du grand public : le code de gouvernance des entreprises cotées [5] , élaboré par l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées) et le MEDEF (Mouvement des Entreprises de France), explicitement reconnu par le Conseil d’Etat comme source de droit souple ; aujourd’hui l’ensemble des sociétés cotées françaises se plient à ses recommandations et quand elles ne le font pas, sont tenues de dire pourquoi dans leur rapport annuel.

L’ARPP (Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité), issue en 2008 du B.V.P. (Bureau de Vérification de la Publicité) dont l’origine remonte à 1935, traduit la volonté commune des trois acteurs de la démarche publicitaire, annonceurs, agences et médias, de maintenir par l’acceptation d’une discipline commune, la légitimité et la crédibilité de la publicité. L’ARPP a notamment créé un Jury de Déontologie Publicitaire (JDP), autorité indépendante, présidée par un magistrat, qui a pouvoir de demander le retrait d’un message publicitaire contrevenant aux règles fixées par la profession. L’ensemble de ce dispositif est en ligne avec ce qui se pratique ailleurs en Europe, mais il va plus loin que dans d’autres pays, en ce qu’il associe nombre des parties prenantes, y compris les consommateurs.

Ainsi les mécanismes d‘autorégulation se développent-ils indépendamment de l’Etat, à la fois pour :

  • privilégier des pratiques professionnelles proches des réalités et facilement évolutives ;
  • échapper aux lourdeurs et lenteurs des tribunaux étatiques, leurs décisions n’étant normalement pas modifiables par les juridictions administratives ou judiciaires.

Ajoutons que ces mécanismes d’autorégulation ne peuvent normalement se développer que dans une communauté d’acteurs, souvent concurrents, qui, pour la loyauté de la compétition, trouvent intérêt à s’obliger entre eux. A l’inverse, lorsqu’un secteur économique est dominé par un ou quelques acteurs, la tentation est grande pour celui-là, ou ceux-ci, de se soustraire à toute autorégulation au motif qu’ils se régulent très bien tout seuls. Cette attitude est aujourd’hui très présente chez les géants du numérique comme Amazon, Apple ou Facebook qui se limitent volontiers à la responsabilité sociale et environnementale (RSE) derrière laquelle ils s’abritent, sans que celle-ci fasse l’objet de dispositions contraignantes.

L’autorégulation participe à l’émergence du droit souple, lequel ne cohabite pas toujours facilement avec le droit dur, ce qui soulève les questions suivantes :

  • les décisions prises par les organes de cette “autorégulation libérale” s’imposent-elles aux seuls adhérents à ces organes (AFEP, MEDEF, ARPP par exemple), ou peuvent-elles s’appliquer aussi à tous les acteurs d’une profession donnée ?
  • les décisions prises au titre de l’autorégulation normalement “font grief” aux entreprises ou aux personnes qui peuvent, par exemple, se voir ordonner ou refuser quelque chose (le retrait d’une publicité, une rétribution à un dirigeant) ; dès lors, ces décisions peuvent-elles être soumises à l’appréciation des tribunaux au titre du préjudice subi, alors même que ces entreprises ou ces personnes ont adhéré au préalable à l’ensemble du processus ?
  • plus largement, ces sanctions ayant vocation à être rendues publiques (name and shame), leur publicité ne peut-elle ouvrir la voie à un contentieux de la diffamation ?

Ainsi le tribunal de Grande Instance de Paris [6] , saisi par un annonceur, tout en relevant « les incontestables mérites de l’autorégulation dans le domaine de la publicité », a-t-il qualifié en première instance, de diffamatoire une décision du Jury de Déontologie Publicitaire, qui avait recommandé le retrait de la campagne de l’annonceur, celle-ci ayant été considérée par le JDP comme non conforme aux règles régissant la représentation de la femme et non dénuée, par ailleurs, d’une forme de racisme.

L’ARPP a décidé, en conséquence, de requalifier les « décisions » du jury en « avis » et l’utilisation du vocabulaire juridictionnel a été bannie dans leur rédaction. Cela n’a pas nui à l’acceptation des avis, reflet d’une acceptation plus générale d’une discipline commune que le Jury parachève mais ne fonde pas.

3. Que propose le CEP ?

Le Conseil de l’Éthique Publicitaire propose d’affirmer l’utilité de l’autorégulation publicitaire et de renforcer sa place dans l’ordre juridique français mais en écartant, par avance, toute intervention du législateur. En découlent :

  • la volonté d’assurer la mission de l’autorégulation et d’en faire la promotion ; le CEP s’en fera l’avocat auprès du conseil d’administration de l’ARPP.
  • le souhait de promouvoir l’autorégulation, en particulier, dans l’enseignement supérieur et la recherche, en utilisant notamment le Fonds de Dotation créé par l’ARPP en juin 2017.
  • la demande d’inclure dans tous les contrats publicitaires une clause standard, faisant reconnaître directement par les parties (et pas seulement indirectement via l’affiliation à une organisation signataire) la compétence de l’ARPP et celle du Jury de Déontologie Publicitaire ; cette acceptation, a priori plus facile à mettre en œuvre par les supports et les agences que par les annonceurs, ne priverait pas, pour autant, ces derniers du droit de contester en justice le fond de telle ou telle décision de retrait de campagne, après épuisement des voies de recours contre les Avis du JDP.

Cette réflexion s’inscrit dans l’état actuel de l’art, qui a fonctionné depuis 1935. Le CEP souligne que l’autorégulation doit se réinventer, s’adapter aux changements profonds de la communication publicitaire, notamment en tentant de domestiquer les impacts du numérique.

Avis publié le 19 octobre 2017.

[1]

Conseil d’Etat, Etude annuelle 2013 : Le droit souple (La Documentation française).

[2]

CE Ass., n°72210, 2 avril 1943, Bouguen : l’ordre professionnel est une personne privée chargée d’une mission de service public. "Il résulte de l’ensemble des dispositions de la loi du 7 octobre 1940, en vigueur à la date de la décision attaquée, et notamment de celles qui prévoient que les réclamations contre les décisions du Conseil supérieur de l’Ordre des médecins prises en matière disciplinaire et en matière d’inscription au tableau seront portées devant le Conseil d’Etat par la voie du recours pour excès de pouvoir, que le législateur a entendu faire de l’organisation et du contrôle de l’exercice de la profession médicale un service public ; que, si le Conseil supérieur de l’Ordre des médecins ne constitue pas un établissement public, il concourt au fonctionnement dudit service ; qu’il appartient au Conseil d’Etat de connaître des recours formés contre les décisions qu’il est appelé à prendre en cette qualité et notamment contre celles intervenues en application de l’article 4 de la loi précitée, qui lui confère la charge d’assurer le respect des lois et règlements en matière médicale."

[3]

La 10ème version du Code ICC consolidé sur les pratiques de publicité et de communication commerciale, sera publiée en 2018.

[4]

Les Incoterms® (contraction de l’expression anglaise International commercial terms) sont des termes normalisés qui servent à définir les « droits et devoirs » des acheteurs et vendeurs participant à des échanges internationaux et nationaux. La réglementation applicable est édictée et publiée par la Chambre de commerce internationale (« ICC » pour International Chamber of Commerce) à Paris. La dernière réglementation, entrée en vigueur au 1er janvier 2011, s’appelle Incoterms® 2010.

[5]

Les Incoterms® (contraction de l’expression anglaise International commercial terms) sont des termes normalisés qui servent à définir les « droits et devoirs » des acheteurs et vendeurs participant à des échanges internationaux et nationaux. La réglementation applicable est édictée et publiée par la Chambre de commerce internationale (« ICC » pour International Chamber of Commerce) à Paris. La dernière réglementation, entrée en vigueur au 1er janvier 2011, s’appelle Incoterms® 2010.

[6]

XVIIème Chambre du TGI de Paris, 7 mai 2014.