Publicité ?

Penser ce clair-obscur

La lettre du président

Dominique Wolton Directeur de recherche au CNRS, fondateur et directeur de la Revue internationale Hermès Président du Conseil de l’éthique publicitaire

La publicité a toujours eu du succès, mais sans disposer réellement d’une grande légitimité. Un mélange étrange de complexité des désirs, efficacité de la vente, et un consentement, non dénué de lucidité critique, de la part du consommateur-citoyen. Finalement, tout est compliqué dans le rapport publicité-consommateur, et la plupart du temps la critique l’emporte nettement. En tout cas la méfiance à l’égard de la publicité, considérée comme une manipulation, fait partie de tout discours critique sur la société. Restreindre strictement la publicité, voire la supprimer serait presque une victoire de la démocratie…

Aujourd’hui la publicité est en tenaille entre deux critiques. L’écologie qui y voit l’exemple typique de faux besoins destructeurs de la nature. La critique radicale qui envahit notre société depuis une génération et ne voit que manipulation, aliénation, réification de toutes les inégalités. Les mouvements identitaires, notamment féministes, accentuent cette critique tous azimuts. Tout est mensonge, influence et domination. La publicité ? Un des symboles de l’aliénation au capitalisme. C’est ce qu’analyse le dernier avis « Publicité et nouvelles censures. La publicité bouc émissaire » du CEP publié à l’été 2020. Les débats et contradictions dont elle est l’objet sont des révélateurs de nos sociétés. Dix sujets invitent à la réflexion.


Sommaire

1. La publicité ? Force du stéréotype ; efficacité du bouc émissaire
2. L’alliance diabolique entre la morale et la science
3. Un récepteur faible et manipulé
4. Une fascination pour la loi, l’interdiction et le « bon sens »
5. L’absence de culture
6. La responsabilité des professionnels de la communication
7. La publicité inévitablement ambigüe ; entre commerce, désir et création
8. Le mal contre le bien
9. Comparatisme et liberté
10. Information, culture, communication et lien social

1. La publicité ? Force du stéréotype ; efficacité du bouc émissaire

Cet avis du CEP complète l’avis précédent « Publicité, stéréotypes, représentations » de début 2020 qui montrait la force des stéréo- types. Tout serait mensonge. Même quand le consommateur se croit libre, il serait en réalité sous influence et manipulé. Jamais n’est évoquée une éventuelle intelligence du récepteur. Et si par hasard ce consommateur savait ce qu’il fait ? Comment les publiphobes (tous ceux qui pour une raison ou une autre trouvent que la publicité prend trop de place, a trop d’influence et devrait être plus réglementée) savent-ils que les autres sont manipulés, à l’exception d’eux-mêmes ? Pourquoi les consommateurs ne peuvent- ils pas distinguer l’information commerciale des autres informations ? D’où vient la supériorité de cette avant-garde critique ?

Bien sûr la publicité peut avoir de l’influence, comme tout autre discours, y compris celui des associations et des militants. Il n’y a pas que la publicité et l’économie qui cherchent à avoir de l’influence, les politiques aussi ! Et d’une manière générale tous les acteurs souhaitent avoir de l’influence sur les autres. Surtout aujourd’hui où tout le monde s’exprime. Mais dans l’ensemble on fait confiance aux individus pour savoir distinguer et faire leur choix. Il n’y a pas de police a priori de l’espace public. L’esprit critique existerait donc pour toutes les informations sauf pour la publicité ? Mais alors pourquoi la publicité, mauvaise par nature, serait-elle utile pour les « grandes causes » et « l’humanitaire » ?

2. L’alliance diabolique entre la morale et la science

Ce que la morale condamne la science le démontre. Et les deux se renforcent. Voilà le lien angélique, ou l’alliance diabolique, entre l’écologie et la critique de la publicité. La publicité serait le règne du faux besoin et de la manipulation de l’individu, et comme l’écologie condamne tous les gâchis, les deux logiques se complètent. La dégradation de l’environnement confirme les dangers de la publicité. En insistant pour consommer sans limite, la publicité devient donc le premier adversaire de l’environnement. Réduire l’influence de la publicité, c’est contribuer à la lutte pour l’écologie. Publiphobie et écologie ont un autre point commun : constituer deux discours de dénonciation. Or s’il est évidemment souhaitable de pouvoir critiquer la publicité, c’est aussi à la condition de résister au politiquement correct qui juge de tout, avec bonne conscience.

3. Un récepteur faible et manipulé

L’« insupportable » ? La publicité, souvent, plait ! Bien sûr officiellement chacun s’en méfie mais en réalité elle intrigue, séduit parfois, en tout cas attise la curiosité, et ne suscite pas forcément la détestation qu’elle devrait créer.

Seule l’hypothèse d’un « récepteur-client-citoyen-consommateur » faible et manipulable expliquerait pourquoi la publicité n’est pas rejetée. En un mot admettre que le récepteur-consommateur n’est pas toujours dupe, et qu’il négocie entre différentes logiques ne vient pas à l‘idée des publiphobes. Mais pourquoi alors ce consommateur manipulé peut-il devenir finalement intelligent et critique quand il se transforme en citoyen, et souvent en militant ? C’est pourtant le même individu. Intelligent comme citoyen, dominé comme consommateur ? De toute façon il faut bien un jour comprendre que le message n’est jamais reçu directement. Le récepteur filtre, interprète, négocie entre ses propres choix, le contexte et les messages. Nous sommes d’ailleurs face à un fait, insoupçonné il y a cinquante ans ; plus il y a de messages et de tuyaux, plus les récepteurs sont méfiants. Sans que d’ailleurs cela se voit forcément. En un mot « informer n’est pas communiquer ».

4. Une fascination pour la loi, l’interdiction et le « bon sens »

Ce qui déplait dans le principe de l’autorégulation, souvent appliqué à la publicité et de plus en plus à d’autres secteurs complexes de la vie sociale, culturelle, sanitaire… c’est l’idée qu’en négociant entre des points de vue contradictoires on aboutit à une meilleure régulation et surtout à une compréhension plus respectueuse des uns et des autres. Cela n’exclut ni les rapports de force, ni la mauvaise foi, mais introduit au moins un peu plus de respect mutuel. On n’est pas d’accord, mais on se respecte, et on cherche des accords partiels. Impossible de faire cela avec la publiphobie et l’écologie ! C’est au contraire l’anathème, qui domine le plus souvent avec le bien contre le mal ! On en appelle alors bruyamment à l’Etat pour qu’il interdise. Mais dans la publicité il y a déjà énormément d’interdictions, depuis cinquante ans ! Pour avoir un débat plus serein, il faudrait au moins que l’on connaisse le nombre incroyable de lois, décrets, règlements, circulaires qui aujourd’hui « encadrent » le secteur. Rendre public ce volume considérable de textes serait indispensable pour réaliser que l’on n’est pas dans « la jungle ». Et surtout regarder secteur par secteur et ne pas généraliser hâtivement. Mais personne ne fait cet effort didactique. On préfère les accusations, et les suspicions réciproques. Après en avoir appelé à l’Etat pour « encadrer », on réclame ensuite l’intervention de la démocratie « directe » « participative » qui, bien sûr, est honnête. Sans oublier le tribunal de l’opinion, des médias et des réseaux sociaux. On fait confiance « naturellement » à l’honnêteté des militants des associations, du public et l’on se méfie « évidemment » par contre des élus et des professionnels, tous soupçonnés d’être liés à des intérêts corporatistes…

5. L’absence de culture

C’est peut-être le problème principal ; l’absence de culture universitaire, politique, sociale, journalistique sur ces questions

compliquées de la publicité et de la communication. Règne ici la dichotomie, sans beaucoup de connaissances, entre les partisans et les adversaires de la publicité et de l’environnement. On paye dramatiquement le fait que les élites dans leur ensemble n’ont jamais pris au sérieux ce qui concerne l’information, la communication, la publicité. Il y a certes une tradition politique forte pour défendre l’information-presse, condition de la démocratie, mais très peu de choses par exemple sur l’information numérique, en dehors d’une sorte d’addiction frénétique, identifiée au progrès. Quant à la publicité et la communication, c’est quasiment le désert. L’université ne s’est jamais beaucoup intéressée hélas, les écoles privées dominent, avec un enseignement principalement assuré par les professionnels qui souvent ne font que raconter leur expérience, avec peu d’autocritique, sans perspective théorique. Et avec des références largement anglo-saxonnes, et éloignées de la culture européenne.

Le paradoxe est que la publicité fait partie de notre vie démocratique, quotidienne, tout en étant considérée comme dangereuse, voire inutile, et sans susciter beaucoup de curiosité théorique !

La contradiction ? Le décalage entre l’omniprésence de ces trois mots, information, communication, publicité, dans la vie publique et la faiblesse de la réflexion critique, le manque de légitimité, de comparatisme, de perspective historique. Tout se réduit finalement aux prouesses des techniques, et l’on confond, apprendre à se servir des outils avec exercer un esprit critique à leur égard. L’obsession domine de vouloir « s’adapter » pour ne pas être « en retard », car le progrès technique « c’est l’avenir »… L’omniprésence du numérique ne remplace pas l’inexistence d’une réflexion et d’une culture critique sur ces champs immenses. Les GAFAM continuent de fasciner et de progresser. On n’arrête pas le progrès. Résultat : toute critique est identifiée à du conservatisme et de la technophobie. Peu de secteurs sociaux et économiques sont dépourvus à ce point de discussions contradictoires. Pas de débats, ni de controverses, mais des anathèmes.

6. La responsabilité des professionnels de la communication

Ces milieux, habitués à être critiqués, ont pris l’habitude de faire le dos rond. Sauf que faire le dos rond ne suffit plus car l’alliance publiphobie-écologie durcit les positions. Tout se politise et les « militants » sont de plus en plus nombreux. En réalité le contexte a changé. L’âge d’or d’il y a une quarantaine d’années a disparu. Aujourd’hui l’hostilité à l’égard de la publicité et de la communication progresse.

Les marques et les annonceurs jouent un rôle ambigu, se plaçant facilement du côté de « l’intérêt général », comprenant les « grands enjeux » et se désolidarisant presque du milieu professionnel. Seraient-elles à la recherche de l’étiquette de « bons élèves », voire imperméables aux critiques ? Quant aux agences, elles sont aussi souvent très prudentes, par obligation… Si le vent tourne il faudra bien trouver de nouveaux clients, donc ménager peut-être les critiques d’aujourd’hui… Un demi-silence intellectuel s’est ainsi installé, depuis longtemps, comme s’il convenait finalement à tout le monde, annonceurs, publicitaires, médias. Par ailleurs, les professionnels agacent légèrement du fait de leur bonne conscience, de leur délicate suffisance, et de leur peopolisation. Pourtant « les créas » ne sont pas toujours « créatifs » et n’échappent pas toujours aux stéréotypes. Mais ils sont certains de savoir ce qui est « nouveau », « essentiel » et en « rupture ». Les derniers tuyaux et les dernières applications du numérique, sont des symboles « évidents » du progrès et de l’intelligence.

7. La publicité inévitablement ambigüe ; entre commerce, désir et création

Oui la publicité mélange souvent plusieurs logiques, ce qui explique tout à la fois son charme, son succès et l’agacement qu’elle suscite. Notre intérêt pour la publicité est le symbole de notre résistance à tout ce qui n’est pas « rationnel ». On n’est pas dupes de ce jeu de séduction, on joue avec, et on le constate soi-même, quand on y succombe, tout en condamnant « naturellement » ces besoins et ces désirs artificiels. En fait on a souvent peur de « se faire avoir » avec la publicité. Chacun chemine entre désir, commerce, besoin, agacement et nouveauté, d’autant plus d’ailleurs que la publicité est souvent liée à des formes de création artistique. Cette ambiguïté vécue par tous intrigue, et énerve. Pas difficile de comprendre alors pourquoi beaucoup n’apprécient pas cette dualité. Faire de la publicité le bouc émissaire est plus simple que de reconnaitre ses propres ambiguïtés. Et si la forme de défiance change, elle est toujours là. Avant-hier on dénonçait l’influence ; hier la surconsommation ; aujourd’hui la destruction de l’environnement.

Le problème n’est d’ailleurs pas d’être pour ou contre la publicité, chacun d’entre nous passe de l’un à l’autre en fonction des moments et des humeurs de la vie. Non, le problème, après l’indispensable règlementation qui existe globalement, est de laisser une marge de manœuvre pour que subsiste plus de liberté, de création, d’insolence, d’humour. Arrêter de tout vouloir « encadrer pour protéger ». Faire confiance à l’esprit critique. En un mot se méfier d’une rationalité étroite qui, au nom de la morale et du «bien», ne fait que réduire les espaces de libertés. L’impertinence fait partie de la vie sociale et culturelle, et il y a des secteurs, comme la publicité, la presse… qui en sont des révélateurs.

L’intérêt de la publicité ? D’une part, elle est un parfait bouc émissaire de tout ce dont on se méfie, mais supprimée, par quel autre bouc émissaire serait-elle remplacée ? D’autre part, au-delà du rôle de « faire vendre », elle symbolise une certaine capacité d’innovation, de décalage, par rapport à la rationalité dominante souvent triste. Souvent inclassable, elle étonne, séduit ou énerve. En tous cas elle ne se réduit pas à une simple « transmission directe ». Elle reste la plupart du temps « négociation », silencieuse, discrète, mais complexe entre l’émetteur, le message, le récepteur, et le contexte.

8. Le mal contre le bien

Face à la persistance de ces ambiguïtés, la volonté revient toujours, pour remettre de l’ordre et rationaliser. D’autant que dans un monde ouvert, mais destructeur, l’individu est souvent déstabilisé, menacé dans son identité et revendique le « droit » de faire interdire les publicités qui le dérangent. Chacun devient une Bastille, protégé dans ses droits sans être pour autant assujetti à un quelconque devoir. S’installer dans sa propre défense est plus simple que de négocier avec autrui… La segmentation et l’égoïsme se parent alors de toutes les vertus.

A l’opposé, la logique de la « communication » liée notamment à l’autorégulation est plus adéquate que celle de « l’identité », car avec la communication on est obligé de tenir compte du point de vue de l’autre. Il y a d’ailleurs un lien démocratique entre liberté, communication, publicité et laïcité.

De toute façon les publiphobes devraient comprendre que le contexte a changé. Les lois et règlements sont omniprésents et le problème est plutôt de savoir comment conserver un peu de liberté de création. Les vraies questions sont aujourd’hui plutôt : le pouvoir des GAFAM ; la tyrannie de l’interactivité ; la victoire de l’infox ; le désordre entre les différents types d’information ; l’omniprésence de l’image et du virtuel ; l’inépuisable puissance des lobbies ; la technicisation des rapports humains ; le recours croissant à la « publicité programmatique »… Autrement dit les contradictions les plus graves ne sont pas là où les publiphobes le croient. Et ces contradictions menacent beaucoup plus une certaine conception généraliste de la publicité, qu’elles ne lui profitent.

9. Comparatisme et liberté

Penser c’est comparer, surtout dans le domaine de la communication et de la publicité où les différences de culture sont innombrables. L’Europe est de ce point de vue une terre fantastique d’analyses et de comparaisons. Les points communs culturels sont considérables, tout autant que les différences. Avec l’Europe, on est au cœur de l’incommunication. Les altérités de toutes natures empêchent de se comprendre, mais ces incompréhensions sont aussi source d’actions. Cette incommunication est positive comme on le voit depuis soixante ans, car elle pousse à la négociation. Les Européens ? D’accord sur rien mais toujours ensemble. C’est un peu comme la publicité. On n’en veut pas et on la regarde. Sauf qu’avec l’expérience de l’Europe, on accepte ces contradictions que l’on refuse par ailleurs pour la publicité. Donc l’incommunication, inévitable dans les échanges, n’est pas un obstacle mais une chance. Tout sauf la rigidité actuelle. Ne pas toujours en appeler à la loi et à l’Etat qui ne sont pas des modèles de souplesse, et être finalement un peu plus sensible à l’altérité. Sortir des anathèmes, penser ce clair-obscur et surtout poser cette question simple : d’où parlent ceux qui dénoncent si facilement l’aliénation de l’autre ? Pourquoi et comment eux arrivent-ils à y échapper ? Comment savent-ils distinguer, par exemple, entre les « vrais besoins » des « faux besoins » ?

10. Information, culture, communication et lien social

Il est indispensable de comparer les régimes de publicité, selon les cultures, et d’une manière générale de réduire l’emprise du numérique et la déshumanisation des rapports humains. Avec un défi : revaloriser enfin le statut du récepteur-consommateur. Non seulement parce que celui-ci est le symé- trique du citoyen, mais aussi parce que s’il n’y a pas de récepteur nettement identifié, et protégé, c’est la déstabilisation du statut du sujet et de l’individu. Donc la porte ouverte à la domination des données et la fin possible du contrôle de l’économie numérique. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui ont du mal à comprendre l’importance de ces liens théoriques. On a facilement tendance à penser que « les gens », les autres sont moins critiques et plus fragiles que soi-même. De toute façon, ouvrir une réflexion d’ensemble sur l’avenir de la société de consommation, qui dépasse largement la question de la publicité, serait très utile…

Une chose est certaine : information, culture et communication sont indispensables à nos sociétés et valent mieux que les caricatures dans lesquelles on les enferme. Elles évitent la tentation du repli identitaire qui existe souvent, en réaction à la mondialisation. Le risque principal est alors la segmentation culturelle et sociale, grâce aux techniques, et parfaitement compatibles avec tous les repliements identitaires. La force de la publicité, si elle échappe aux innombrables segmentations ? Contribuer au lien social. Tout le monde regarde les publicités, à tous les âges et dans tous les milieux sociaux. Que l’on aime ou pas, on « jette un œil » et ça « fait parler ». C’est un lien imaginaire et culturel. Et personne n’en est dupe. Il n’y a finalement pas beaucoup d’activités gratuites, partagées par le plus grand nombre, et dont on puisse toujours dire quelque chose. Cette forme de lien social est assez rare. Pour le dire d’un mot, entre les promesses de la publicité segmentée, programmatique et le lien social, il y a un gouffre.

Paris, le 24 novembre 2020.