AVIS DU CEP PUBLICITÉ DU LUXE

La publicité du luxe est-elle socialement acceptable ?

La crise crée-t-elle une rupture dans le rapport de la société à la publicité, particulièrement à la publicité en faveur du luxe (culpabilité pour ceux qui peuvent y accéder, dégoût et frustration pour les autres) ?

Face aux nouvelles attentes de la société française, fait-elle émerger de nouvelles valeurs (durabilité, transmission, ancrage dans la culture) ou ne fait-elle qu’amplifier des tendances existantes ?

Périmètre /définition :

Comment peut-on définir la publicité du luxe ? Il serait tentant de la circonscrire (objectivement ?) par le prix des biens ou services dont elle fait la promotion, mais sur quel(s) standard(s) ?

On retiendra donc la perception relative que l’on peut avoir du caractère luxueux de ces biens et services, en observant, d’un point de vue méthodologique, que la relative homogénéité sociale du CEP introduit inévitablement un biais, puisque le présent Avis peut difficilement échapper aux représentations sociales d’un groupe donné.

La dimension statutaire et élitiste du luxe est essentielle : la consommation réelle ou fantasmée (via la publicité) du produit donne à son bénéficiaire le sentiment d’être propulsé dans un groupe social supérieur au sien :  plus raffiné, plus favorisé, plus envié, plus « parisien », etc…

Pour Hélène Delpont, d’Ipsos Connect : les « bénéfices exprimés (dans la publicité de luxe) doivent être de nature émotionnelle ou sensorielle et jamais rationnelle, mais toujours renforcés par des dimensions statuaires et élitistes. ». 

La publicité du luxe est également marquée par une différenciation dans l’exécution. « Un soin, une attention toute particulière donne cette dimension artistique unique. Les photos sont des œuvres d’art. »

Le contexte sociétal :

1. Des éléments permanents :

  • Un rapport historiquement complexe des Français à l’argent et au succès. La société française est marquée par le rejet de l’ostentation de l’argent, mais aussi par une appréciation positive du succès. Ceci explique que le train de vie ostentatoire de certaines vedettes de la culture, du spectacle ou du sport ne soit pas critiqué, car, d’une part, existe la possibilité d’une certaine identification mimétique, d’autre part, ces formes de réussite ne sont pas “vécues” comme reposant sur “l’exploitation” d’autres personnes. Par ailleurs, pour le psychanalyste Samuel Lepastier, qui constate chez ses jeunes patients la montée récente d’une fascination absolue pour le luxe et pour les marques statutaires : « celui qui divertit dispose d’un statut à part, que l’exigence d’exemplarité épargne ». Il est à noter que cet engouement des « millennials » pour le luxe se retrouve, et parfois amplifié, au plan mondial, où les 18-35 ans comptent pour 85 % dans la croissance du secteur [1] .
  • Certes, le luxe reste le miroir d’une fierté hexagonale basée sur le sentiment d’une tradition, d’une exemplarité (voire d’une exclusivité) de la qualité de vie, de l’élégance, du culte du plaisir et de l’hédonisme, mais aussi d’une richesse de terroirs et de talents. Mais on pourrait s’attendre à ce que cette fierté s’exprime plus ostensiblement, s’agissant d’un domaine où la France dispose d’un leadership mondial incontestable [2] .
  • L’abolition des privilèges née de la révolution française, et son corollaire d’égalitarisme, ont érigé la jalousie et la dénonciation des avantages au rang de sports nationaux. Dans ce contexte, on constate une forte méfiance vis-à-vis de la réussite sociale lorsqu’elle peut être perçue comme obtenue au détriment d’autres personnes, ou lorsqu’elle s’accompagne de l’usage des biens de consommation ostentatoires.

Ainsi, l’acceptation (et la fierté à l’égard) des voitures de luxe que l’on constate dans d’autres pays n’est pas de mise en France, expliquant entre autres que le segment du luxe ait été totalement abandonné par nos constructeurs automobiles. La polémique ouverte par l’utilisation, par Dominique Strauss-Kahn, de la Porsche d’une connaissance en fournit un autre exemple, de même que le projet de taxation des biens de consommation ostentatoires en 2018, ou encore la fréquence (et le succès de vente) des couvertures de la presse hebdomadaire d’actualité sur le « train de vie des riches. »

  • Le contexte des inégalités sociales et de la crise économique (même si le débat sur le creusement de ces inégalités est loin d’être tranché) constitue un autre élément de l’analyse. Les appels gouvernementaux aux « sacrifices », les annonces régulières de plans sociaux et leur cortège de témoignages émouvants dans les médias, pourraient entraîner une gêne, voire la colère, à la vue d’une mise en scène décomplexée de l’extrême richesse, quand, par exemple, la publicité met en scène un accessoire dont le prix est supérieur à un SMIC mensuel. Pour autant, le CEP n’observe pas que la crise mette en péril les moteurs qui animent la consommation : individualisme, hédonisme, quête de nouveauté.
  • Traditionnellement, la société française valorise l’excellence du geste ancestral, de l’expertise manuelle, et celle des belles matières. Elle pousse à l’extrême le culte des arts appliqués, le respect pour les créateurs, et le goût des matières nobles.
  • Enfin le luxe reste un moteur puissant de la croissance dans une économie mondialisée (où il représente un chiffre d’affaires de mille milliards de dollars à fin 2017 selon Deloitte), même si 2016 marque la fin de la très forte croissance que ce secteur a vécue dans les années 2010-2014. Surtout, les excellents chiffres du luxe de notre pays constituent une brillante exception dans la morosité du commerce extérieur de la France.
  • Enfin, et ce phénomène est essentiel pour l’analyse de l’acceptabilité de la publicité du luxe, les vingt dernières années ont vu une certaine démocratisation des marques de luxe, via le développement accéléré d’accessoires proposés à des prix plus accessibles, en réponse à la demande d’appropriation du luxe par le plus grand nombre. Si le luxe demeure un privilège, le nombre de privilégiés s’accroit.
  • Cette appropriation recoupe aussi, dans une certaine mesure, l’explosion de la contrefaçon, phénomène d’une ampleur considérable [3] .

2. Des éléments en cours d’installation ou émergents

  • De nouvelles exigences émergent en matière de responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises et des marques. Elles concernent la souffrance animale, l’impact environnemental des pratiques et des produits, l’approvisionnement en matières premières, les pratiques managériales, et le souhait d’un meilleur partage de la valeur avec les producteurs ou travailleurs locaux.
  • Des questionnements émergent sur les effets de la mondialisation, et entraînent une nouvelle recherche de sens. Se multiplient les appels à une consommation raisonnée, qui ait du « sens », voire, à l’extrême, des appels à la décroissance. Dans ce contexte, la consommation de biens et services de luxe, estimés non « nécessaires », pourrait être mise en cause.
  • L’aspiration à de nouvelles relations entre les femmes et les hommes. La recherche d’une société plus équilibrée, plus respectueuse des droits de femmes et de leur potentiel amène une réprobation forte à l’égard des manifestations de harcèlement et de domination, et donc à la prohibition de leur représentation dans l’espace public. Le recours aux codes du « porno chic », qui empruntait dans les années 1980 à l’imagerie de la luxure et du SM n’est plus aujourd’hui acceptable.
  • Enfin des interrogations existent sur l’attitude des consommateurs de demain: que sera l’attitude des générations Y et Z à l’égard du luxe ou du marketing traditionnel ? Ainsi, en réponse à ces questionnements, la régie publicitaire du magazine hebdomadaire du Monde décrit-elle à ses annonceurs une génération marquée par un « désenchantement joyeux, second degré et poétique».
  • On assiste indubitablement à une modification profonde des modes d’achat du luxe : dans ce secteur, le e-commerce a bondi de 24 % en 2017, et le luxe représente désormais près de 10 % des achats en ligne. Les boutiques en ligne se multiplient, pour représenter aujourd’hui 31 % des ventes des grandes marques [4] .
  • Parallèlement se mesure l’influence décroissante de la publicité comme inspirateur d’achat : elle représente 26 % du total dans la 2ème vague de l’Observatoire de l’Institut français de la mode, contre 39 % pour la presse, 47 % pour les sites internet des marques, 68 % pour les visites en boutique, 34 % pour les réseaux sociaux, 16 % pour les influenceurs, et 16 % pour les célébrités.
  • Enfin, dernier élément de contexte qui apparait comme un contrepoint aux nouvelles aspirations de la société française : l’émergence d’une résistance au « politiquement correct », sous la forme d’un rejet des injonctions ou interdits qui sont perçus comme bridant la consommation alimentaire, la santé, ou la vie sociale. Ce “retour du balancier” pourrait même s’accompagner d’une désinhibition, voire de la recherche d’une certaine provocation, dans la mise en scène d’une consommation décomplexée.

3. Comment la publicité évolue-t-elle, dans ce contexte ?

Le luxe élargit le cercle de ses ambassadeurs (blogueurs et influenceurs), épouse les médias de la génération Y (réseaux sociaux – Youtube, Instagram) et les formes narratives qui sont les siennes : webdoc, websérie, gamification, réalité augmentée. L’image ne se construit plus sur papier glacé.

Entamé en 2009 (le live du défilé Louis Vuitton sur Facebook) le mouvement s’est poursuivi avec Dior en 2011, sous la forme d’une vidéo virale avec l’actrice Marion Cotillard, et atteint désormais toutes les marques du luxe.

Olivier Billon, fondateur de l’agence de communication Ykone qui se revendique leader français de « l’influencer marketing » pour les marques mode, beauté et luxe, expose que, bien que nombre de ses clients fassent part de doutes quant à leur efficacité (en moyenne 1,7 % de followers interagissent avec la marque), de plus de plus de marques de cet univers (comme la gamme Waso de Shiseido) n’ont plus recours, dans leur stratégie marketing de «captation du temps d’attention », qu’aux influenceurs.

La base de données d’Ykone recense 15 000 influenceurs, dont la « durée de vie » moyenne, hors exception, est de 3 à 4 ans, et dont l’adaptation à la cible et au projet du client est calculée par algorithme. Ces influenceurs, à l’image d’une « Enjoy Phoenix » (3,7 millions de followers sur Instagram) ou d’une « Studio Danièle » (une blogueuse de 63 ans aux 4 millions de followers) doivent être « organic », « authentiques », et « spontanés », leur succès reposant sur un contrat de confiance et de sincérité.

La fonction thérapeutique, voire existentielle, de la publicité ne semble pas remise en cause. Elle se trouve même amplifiée par la crise (nécessité du rêve et du lâcher prise). Le désir demeure intact, même si l’imaginaire qui nourrit ce désir évolue.

La publicité doit continuer à construire la désirabilité du luxe. Le pouvoir d’évocation doit être entretenu pour l’avenir, tout en intégrant les nouvelles aspirations en termes éthiques et sociaux. De toute évidence, le luxe s’est déjà adapté.

D’une part, les marques du luxe ont entamé, en dehors de l’espace de communication que constituent les campagnes pour leurs produits, une démarche de justification qu’on retrouve dans leur discours « corporate » :

  • Sur l’axe de la générosité, en s’associant à des causes jugées, jusque-là, peu compatibles avec leur activité et leur image, car elles renvoyaient à un univers misérabiliste bien éloigné de leur monde de confort et de volupté. Ainsi Dior reverse-t-il une partie des bénéfices de certains produits à des fondations, Fendi à la recherche contre le cancer, Marni à la cause des enfants handicapés, et Vuitton a-t-il lancé un appel à projet récemment remporté par l’Unicef.
  • Sur l’axe de la cohérence, en recherchant un plus grand alignement des valeurs qu’elles mettent en avant avec leurs pratiques managériales, environnementales, etc. L’importance accordée à cette mise en cohérence se vérifie dans la réactivité avec laquelle les marques rebondissent lorsque leurs pratiques sont mises en cause. Ainsi Hermès, prompte à changer de fournisseurs dès lors que sont dénoncées les conditions de mise à mort des alligators d’élevage dont les peaux lui sont fournies. Ou encore la démarche RSE insufflée récemment à toute la filière impression/ communication par les groupes de luxe, ses donneurs d’ordre, soucieux d’afficher une politique d’achats responsables.

Encore faut-il que cette quête de cohérence ne soit pas mise à mal par les impératifs de la rentabilité ou les réalités de l’économie de marché. Ainsi, quand deux géants de la mode, représentant à eux deux 15 % de la vente de produits de luxe dans le monde, annoncent (septembre 2017) à grand renfort de communication, vouloir «  frapper vite et fort » pour changer les pratiques de la profession, nuisibles au « bien-être » des mannequins en renonçant à faire défiler sur les podiums des jeunes filles de taille … 32 , sont-ils sensibles au décalage qui existe entre « l’ engagement » dont ils se prévalent et le chemin qui reste à faire pour répondre aux enjeux éthiques de cette industrie ?

D’autre part, les marques de luxe ont fait évoluer significativement le contenu de leurs créations publicitaires :

  • Dans le sens d’une « dématérialisation » de la promesse faite au consommateur. La mise en scène de l’objet précieux, onéreux et signe de réussite sociale fait aujourd’hui largement place à la valorisation d’un « luxe d’expérience » ou d’un luxe immatériel, symbolisé par l’accès au temps retrouvé, aux grands espaces, ou au bien-être (la publicité Hermès par exemple). Pour Hélène Delpont, déjà citée, « Fauchon vend de la gourmandise, Hermès de la liberté, Dior Kiss de la sensualité ». Ces créations sont en phase avec les nouvelles offres du luxe, qui privilégient l’authenticité, le retour aux sources, les émotions perdues, au profit de la valeur fondamentale des choses : ainsi « l’emotional hospitality », nouveau concept de l’hôtellerie de luxe.
  • Un second axe de communication consiste à mettre en avant la valeur intemporelle du luxe, et sa capacité à être (comme une valeur morale) transmis de génération en génération plutôt que consomméJamais vous ne possèderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures »).
  • Un troisième objectif vise à s’identifier au monde de l’art. Cette référence tend à exonérer le luxe de sa dimension marchande (ou à l’atténuer).
  • Un quatrième axe recherche la différenciation et la personnalisation ultimes, en réponse au besoin d’individuation (un objet unique pour une personne reconnue comme entité unique). Un retour du dandysme à la Brummell, tel que décrit par Barbey d’Aurevilly en 1845 : « Le luxe de Brummell était plus intelligent qu’éclatant ; il était une preuve de plus de la sûreté de cet esprit qui laissait l’écarlate aux sauvages, et qui inventa plus tard ce grand axiome de la toilette : pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué».

4. Quelles recommandations de nature éthique peut-on faire à la publicité ?

Pour le psychanalyste Samuel Lepastier, non seulement la présence dans l’espace public de publicités pour les produits ou services de luxe, y compris dans un contexte d’inégalités sociales et de difficultés économiques ne fait pas vraiment problème, mais elle aurait même une fonction positive : en descendant dans la rue, la publicité du luxe serait ainsi consommée par chacun, et de ce fait, rendrait possible une appropriation au moins symbolique du luxe.

Le constat partagé par les membres du CEP est que les réflexions échangées et les auditions menées pour aboutir au présent Avis n’ont pas fait émerger de problèmes éthiques qui seraient spécifiques à la publicité en faveur du luxe.

Au-delà, le CEP constate que les critiques qui accompagnent parfois la publicité du luxe cachent le plus souvent une désapprobation, voire un rejet du luxe lui-même : le registre devient alors celui de la morale individuelle, non celui de l’éthique publicitaire professionnelle.

Indépendamment des considérations d’ordre philosophique ou moral qui ont pu être échangées sur le risque que le recours massif aux influenceurs n’amène à la perte, par toute une génération, de la perception des priorités économiques (l’office de tourisme de Dubaï , par exemple, invite en business class 200 jeunes blogueurs par trimestre), les travaux du groupe ne débouchent donc pas sur des recommandations d’ordre éthique.

L’évolution même du marketing d’influence – du simple « placement de produit » d’il y a 5 ans vers une démarche créative qui rejoint, dans sa sophistication, la création publicitaire classique – pose en des termes différents l’obligation professionnelle d’identifier clairement le caractère publicitaire du message.  En tout état de cause, cette problématique de la visibilité n’est pas propre à la publicité du luxe.

En conclusion, il semble au CEP que la publicité du luxe pourrait toutefois poser un problème déontologique dans deux types de situations :

  • Si la création faisait symboliquement argument de l’écart social : par exemple si le luxe se mettait en scène chez « les pauvres », comme on le voit parfois dans certaines séries photos de mode à caractère rédactionnel. Bien sûr les créatifs sauront argumenter autour du dialogue entre la beauté brute et la beauté travaillée, mais il n’en demeure pas moins que certaines images de mannequins arborant des vêtements coûteux dans les quartiers déshérités du monde font problème.
  • Si sa mise en scène induisait le mépris des moins fortunés, si elle se faisait injurieuse à l’égard des classes populaires (allusion ostensible à un savoir-vivre présenté comme supérieur, ou à une prétendue meilleure maîtrise de soi), ou encore si elle valorisait des attitudes arrogantes ou méprisantes.
  • Et, bien entendu, si se profilait un retour aux codes du « porno chic », tendance que certaines campagnes présentes dans les numéros « spécial mode » de la presse féminine en cette rentrée 2018 laisse peut-être présager, et que le CEP recommande de surveiller.

Cet avis piloté par Pascale Marie, Rapporteur, réunit et synthétise les réflexions du groupe de travail  du CEP composé de Myriam Boucharenc, Zysla Belliat, Dominique Blanchecotte, Alain Grangé-Cabane, Samuel Lepastier, Pierre-Marie Lledo, Rémy Sautter.

Paris, le 8 octobre 2018

[1]

Etude mondiale de Bain et Company sur le luxe -2018.

[2]

Quatre acteurs français parmi les 15 premiers mondiaux : LVMH  1e avec un CA réalisé sur les produits de luxe de 23,4 Mds€ sur 12 mois à fin juin 2017, Kering 5e, L’Oréal Luxe 6e, et Hermès 11e, source étude Deloitte. « Global powers of luxury goods » 2018.  La marque Louis Vuitton est classée 18e marque mondiale dans l’étude « Best global brands » d’Interbrand/Omnicom.

[3]

6,7 Mds€ de manque à gagner sur le seul marché français pour les entreprises concernées, dont 50 % pour le seul secteur du luxe d’après l’Office de l’union européenne pour la propriété intellectuelle. 8,4 millions de produits saisis en 2017 par les douanes, ces dernières ayant multiplié les saisies par 45 entre 1994 et 2011.

[4]

Bain & Company 2018