Alerte #1

Empathie, bien-pensance, conformisme : où va la pub ?

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Alerte

SOMMAIRE

1. Un constat troublant

Encadré : La publicité à l’heure du Covid

2. Des conséquences inquiétante

3. Des défis pour les professionnels de la publicité et de la communication

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Est-ce l’âpreté d’un environnement qui voit grimper les peurs et les angoisses ? Est-ce un effet de la crise des autorités qui fait de la défiance un réflexe ? Est-ce un effet post-Covid ? Difficile de mettre une seule cause derrière le paradoxe étonnant d’une expression publicitaire de plus en plus bien-pensante et excessivement empathique, contrastant avec la violence du contexte médiatique et informatif.

Bien entendu, si cette alerte questionne l’envahissement de la bienveillance, il ne s’agit pas de faire le procès de cette disposition d’esprit, utile au fonctionnement des sociétés. Sans parler de la prise en compte de l’intérêt général, que traduisent en publicité les campagnes du même nom. Il ne s’agit pas non plus de revendiquer un « droit à la malveillance », qu’elle prenne la forme du mensonge ou du mépris, voire du racisme ou du sexisme.

Il s’agit de poser, le plus simplement possible, les risques que le trop-plein de normativité et d’empathie font peser sur la création publicitaire, de mesurer les enjeux de cet assoupissement général et de dessiner un chemin pour s’échapper de ce « mainstream ».

L’époque est, pour les sociétés occidentales tout du moins, à la bienveillance démesurée, à l’expansion de l’empathie, et à l’anticipation permanente de la réaction des publics. En tant que système de représentations, la publicité est particulièrement concernée par cette déferlante, et davantage que d’autres secteurs culturels, protégés par un statut artistique mieux assis.

En théorie, la bienveillance vise à favoriser un accueil de l’altérité et un respect des différences, ainsi que l’encouragement à un mode relationnel et communicationnel qui prohibe le recours à l’autorité ou la domination, quel qu’en soit le fondement. Attention à ce que cette bienveillance ne se transforme pas en tyrannie du consensus. Les consensus sont souvent ambigus.

Ces dernières années, les excès d’empathie et d’anticipation de la réaction des publics se sont généralisés dans la publicité. Le phénomène s’est particulièrement amplifié avec la crise du Covid et son cortège d’injonctions à « prendre soin de soi ». Dans un premier temps, cette démonstration s’est attachée aux marques elles-mêmes, soucieuses de leur utilité sociale, au-delà de l’utilité intrinsèque des produits qu’elles proposent. Tout d’abord donc, des marques qui veulent du bien au consommateur, ou à la planète, et dont les publicités mettent en avant les intentions ou actions positives. (Benetton en pionnier avec ses « United Colors », Lacoste avec sa campagne « Save our species » [1] ou encore Nike et son renversement de message « For Once, Don’t Do It ».)

S’il s’agissait de choix créatifs volontaires, ce recours massif à la bienveillance ne serait pas critiquable. Le problème se pose dès lors que la bienveillance devient une obligation, implicite ou explicite, préalable à toute proposition créative.

La publicité, même soumise à l’approbation de son commanditaire, devrait conserver sa créativité et le style de ses auteurs.

1. Un constat troublant

1.1. Ce que l’on voit et ce que l’on ne voit plus dans la publicité

On voit de plus en plus :

    • l’émotionnel, la bien-pensance et les bons sentiments
    • un univers aseptisé, dans lequel les conflits n’existent plus
    • une généralisation de discours vertueux descendants ou normatifs,
    • une représentation fantasmée de la société et de la « bonne diversité ».

On voit de moins en moins :

    • l’originalité,
    • l’audace, l’humour et la transgression,
    • la légèreté, l’irrévérence et la dérision.

Tout le monde passe sa vie devant les écrans, mais tout est édulcoré. La publicité ne prendrait-elle plus le risque d’oser ? Avec cet afflux de bien-pensance, la publicité semble perdre l’originalité, la légèreté, l’irrévérence, la distanciation critique, la dérision et l’autodérision, la provocation qui a fait sa raison d’être et son intérêt. Le décalage créatif tant recherché naguère, garant d’utilité, d’efficacité et de séduction du message serait-il devenu impossible et suspect ?

On le sait : de nombreuses publicités mémorables ne seraient plus acceptées aujourd’hui, comme le poisson Maurice qui « pousse le bouchon un peu trop loin » (ChocoSui’s), le « parce que » de Maurice Lamy avec sa tronçonneuse, à qui on demande pourquoi il est « si méchant », pour Orangina Rouge, la glissade de Marie-Pierre Casey pour Pliz, les campagnes caustiques du Parisien (« Le Parisien ? Il vaut mieux l’avoir en journal ! »), ou d’Eurostar (« Sinon, à trois heures de Paris, il y a Londres ») ou encore les crocs-en canne de papy/mamie pour un paquet de chips Lays. Et tant d’autres…

1.2. Des annonceurs de plus en plus frileux

Les annonceurs ont un rôle dans cette évolution. L’époque des briefs libres et des « étonnez- nous » lancés par les annonceurs à l’attention de leurs agences semble révolue. Cette volonté de « ne pas faire de vagues » se cache derrière un faisceau de contraintes remplissant les cahiers des charges transmis aux agences.

Le « risque » de réputation est devenu un enjeu majeur pour les marques. Cela concerne les sociétés cotées soucieuses de leur valorisation et de leur cours en bourse. Mais le phénomène s’étend progressivement à toutes les entreprises. En effet, ces dernières font face aux exigences de règles de gouvernances internes de plus en plus nombreuses. Les entreprises doivent aussi faire face à la libre expression des consommateurs, ainsi qu’à de multiples parties prenantes, dont les propos peuvent être amplifiés par les réseaux sociaux. Le moindre tweet critique est analysé, évalué pour mesurer son potentiel de « contagion » médiatique afin de définir le niveau de riposte allant de la stratégie de l’autruche à la repentance corporate généralisée.

1.3. L’environnement très empathique dans lequel baignent les agences et leurs collaborateurs

La moyenne d’âge (autour de 35 ans en moyenne) au sein des agences entraîne une réceptivité et une sensibilité accrue aux sujets de bien être, du « care », du Vivre ensemble, et du respect de tous les environnements. Ajoutée aux attentes des annonceurs, cette « culture » produit l’effet d’une sorte de « principe de précaution » auto-administré et inhibiteur. « Ça ne passera jamais » l’emporte le plus souvent sur « Et si on osait ? ». Dans ce cadre, une anticipation disproportionnée en agence des avis de la régulation transforme l’ARPP en un pouvoir castrateur, ce qu’elle n’est pas.

On peut également évoquer la démultiplication des concours professionnels du type « Prix de la communication citoyenne », « Prix de la communication responsable… » et des catégories « responsables » ou « for good ». C’est là un réel encouragement à la bienveillance de la part des professionnels eux-mêmes. A quand un Grand prix de la pub irrévérencieuse ?

1.4. La publicité douterait-elle de l’intelligence du récepteur ?

Autre paradoxe de la bien-pensance : la défiance à l’égard du jugement critique des publics récepteurs. Il y a 50 ans, le public avait droit à toutes les audaces créatives avec l’idée qu’il s’en amuserait et qu’il ne s’y laisserait pas prendre : « C’est de la pub ». Aujourd’hui, le public est considéré comme connecté et averti. On se donne l’impression de s’adresser à des gens intelligents. Et en même temps, tout est plus conventionnel : les spectateurs n’ont plus droit par prévention, qu’à une bande passante de plus en plus étroite au motif qu’ils pourraient ne pas comprendre le second degré ou le décalage. Ils pourraient se méprendre…

Outre qu’il stérilise la créativité, un tel postulat témoigne paradoxalement d’une vision méprisante et infantilisante des publics.

Encadré : La publicité à l’heure du Covid

Il y a un « avant » et un « après Covid » dans cette montée en puissance des bons sentiments dans la publicité. On se rappelle que la pandémie et le confinement ont exacerbé le besoin de prendre soin les uns des autres. Le message essentiel diffusé sur la quasi-totalité des médias était « nous sommes ensemble » et « prenez soin de vous ». Les discours publicitaires n’ont pas échappé à cette tendance à l’uniformisation. La vidéo « Every Covid-19 Commercial is Exactly the Same » (Toutes les publicités lors de la première vague de Covid-19 sont exactement les mêmes) démontre ce phénomène : après une musique sombre au piano, la marque nous explique que nous vivons des « temps incertains », mais que « nous sommes là pour vous » ; elles nous annoncent accorder la priorité « aux gens » et nous invitent à ne pas oublier que « nous sommes tous dans le même bateau ! » avant de clôturer leur publicité avec les applaudissements de la population pour les soignants.

Le souci n’est pas de vouloir prendre soin les uns des autres (quoiqu’il vaille mieux que cela soit sincère…), mais le fait que toutes les marques disent la même chose, de surcroît de la même façon.

2. Des conséquences inquiétante

2.1. L’« insincérité » devient un risque majeur pour les marques

Les marques qui « mettent en publicité » (comme on met en scène) leur bienveillance, comme les entreprises à mission qui convoquent l’intérêt général doivent avoir conscience du retour de bâton possible si leurs actes ne sont pas en cohérence avec leurs déclarations. Le public a conscience que cela n’interdit, ni l’hypocrisie, ni le double langage. La facilité d’accès à leurs éléments de communication comme l’abondance d’informations sur leur organisation et leurs actes les exposent à un exercice de « fact checking » (vérification des faits) permanent.

2.2. La standardisation a des effets appauvrissants sur la création et même potentiellement sur l’économie

Le contexte très normatif et d’empathie à outrance finit par donner l’impression que toutes les marques disent la même chose. Ce qui est à l’opposé de la raison d’être de la publicité : différencier. Le politiquement correct et la volonté de ne pas dénoter lissent et affadissent le discours publicitaire. Ils anesthésient la création. En en gommant les aspérités, ils en détruisent aussi la valeur-ajoutée créative et engendrent un déficit d’impact. Ce qui était un investissement devient un gaspillage d’argent.

3. Des défis pour les professionnels de la publicité et de la communication

3.1. Défendre la créativité publicitaire

La France compte deux « champions internationaux de la créativité » (Havas et Publicis) et compte parmi les agences les plus créatives au monde, multirécompensées dans les compétitions internationales (cf. Cannes Lions 2023). Il y a dans la défense de l’expressivité publicitaire un sujet de souveraineté créative et un enjeu économique.

3.2. Redonner à la publicité sa vraie mission

La publicité n’est pas qu’une information. En renforçant trop le consensus ambiant autour de l’empathie, la publicité oublie son rôle initial : faire émerger un produit ou un service original. Elle risque de perdre toute capacité à raconter une histoire, projeter un imaginaire et à mobiliser les innovations.

Le CEP rappelle sa conviction qui consiste à croire en la capacité critique et l’intelligence du public et en sa clairvoyance vis-à-vis de la publicité.

Le secteur de la publicité est confronté à l’Intelligence Artificielle. Cette évolution peut mettre en cause la créativité. C’est pourquoi le CEP réaffirme le rôle clé de la publicité à l’avant-garde de l’humour, de l’audace et de la production d’imaginaires attractifs, porteurs de sens et efficaces.

Le CEP invite les professionnels de la publicité à ne pas se résigner et à faire ce qu’ils savent si bien : résister.

Résister à la bien-pensance.

Résister aux idées convenues.

Résister aux solutions faciles.

Résister, pour quoi faire ?

Pour qu’humour, décalage, créativité voire transgression soient présents dans un espace public et une société qui en a besoin.


Cette alerte, encadrée par Pascale MARIE, Zysla BELLIAT et Denis GANCEL, rapporteurs, coordonnée et co-rédigée par Bertrand ESPITALIER, synthétise les réflexions du Conseil de l’Ethique Publicitaire, dont les membres et experts sont : Dominique WOLTON, Christine ALBANEL, François d’AUBERT, Pascale MARIE, Zysla BELLIAT, Benoit LE BLANC, Brice MANGOU, Charles BERLING, Fabienne MARQUET, Albert ASSERAF, Pascal COUVRY, Denis GANCEL, Clémence GOSSET, Thierry LIBAERT, Gérard UNGER, Rémi DEVAUX, Myriam BOUCHARENC, Laurence DEVILLERS, Cristina LINDENMEYER, Pierre-Marie LLEDO, avec la participation d’Alain GRANGÉ CABANE (Réviseur de la Déontologie Publicitaire).

Ont été auditionnées dans ce cadre les personnes suivantes :

  • Delphine LE GOFF, rédactrice en chef adjointe du magazine Stratégies
  • Patrick MERCIER, fondateur de l’agence Change et initiateur de l’indice de la benevolence des marques
  • Arnaud de SAINT SIMON, coach, conférencier, ancien directeur du magazine Psychologies
  • Éric CASENAVE, enseignant-chercheur à Grenoble École de Management, co-auteur d’une étude sur le thème de la « clarification conceptuelle de la bienveillance en marketing»
  • Ophélie MUGEL, enseignant-chercheur à Ferrandi Paris, co-auteure d’une étude sur le thème de la « clarification conceptuelle de la bienveillance en marketing»
  • Roland GORI, psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages dont « Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? » (Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014)

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[1]

« Sauvez nos espèces »