Avis sur l’Hygiénisme et la Publicité

L'actualité du CEP

Apparemment, il n’y a guère de rapports entre hygiénisme et publicité. Et pourtant, les choses sont plus compliquées qu’il n’y parait…

Pour s’en convaincre, il convient d’abord de rappeler ce qu’est l’hygiénisme, ensuite d’en mesurer les bienfaits mais aussi les dérives, enfin d’analyser comment et jusqu’où la publicité peut apporter son appui à l’hygiénisme.

1.Origine et objectifs de l’hygiénisme

L’hygiénisme, à la fois comme doctrine et comme mouvement, a profondément marqué l’histoire des hommes depuis 150 à 180 ans environ. Parti d’Europe occidentale dans la première moitié du 19ème siècle, il a rapidement transformé la perception du monde, les rapports entre l’homme et son milieu, le fonctionnement des sociétés.

Solidement adossé à la philosophie des Lumières (progrès, raison, science) puis au positivisme, l’hygiénisme est l’une des expressions les plus affirmées par lesquelles l’Homme revendique son droit au bien-être, à la santé et à l’épanouissement (sinon au bonheur).

Il est fondé sur le postulat que la lutte contre les comportements dangereux ou déviants –chez l’individu, dans la famille, dans la Cité– doit permettre de résoudre les problèmes sanitaires ou sociaux, voire de les éradiquer.

Ce mouvement précède de quelques années le bouleversement qu’apporte la révolution pastorienne (microbes, virus, vaccins). Mais il dépasse le simple cadre de la médecine pour embrasser, tous azimuts, l’ensemble des aspects de la vie des hommes : dès lors que la santé et le bien-être résultent fondamentalement des progrès de l’hygiène (sous toutes ses formes), il faut donc, entre autres, veiller à la propreté de l’air ou de l’eau, à la salubrité de l’habitat, à la qualité de l’urbanisme, à la pratique de l’exercice physique (grand air, sport), à une solide éducation sanitaire et civique…

En France, l’hygiénisme se rattache ainsi à des personnalités aussi diverses que Saint Simon, Fourier, Pasteur, Haussmann ou Jules Ferry. Plus généralement il est lié à Darwin et à l’évolution des espèces ainsi qu’à leur adaptation à l’environnement ; il est aussi une réponse aux craintes qu’inspirent les “théories de la dégénérescence”.

En trois mots, l’hygiénisme tient en une trilogie : corps sain, raison pure, Cité juste.

2.Les bienfaits de l’hygiénisme

Adossé aux progrès des sciences et techniques en général, de la médecine en particulier, l’hygiénisme ne tarde pas à engendrer de spectaculaires bienfaits.

En quelques décennies, la condition des hommes et leurs modes de vie se transforment profondément, beaucoup plus que durant les millénaires précédents : globalement la santé s’améliore, la maladie recule, la douleur s’atténue, la mortalité chute, la morphologie se transforme, l’espérance de vie explose, l’alimentation se diversifie,

l’habitat s’améliore, les villes s’aèrent, l’éducation se développe, on prend soin de son corps… Hygiène, prévention et prophylaxie imprègnent désormais les sociétés.

Ces progrès sont tellement entrés, ancrés, dans notre quotidien qu’on en oublie à quel point, pour les générations précédentes, ils auraient paru simplement inimaginables, et à proprement parler miraculeux. En effet, il n’y a guère plus d’un siècle que, pour la première fois de son évolution, l’Homme est désormais en mesure de faire face à la triple fatalité de la maladie, de la misère et du malheur.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la santé cesse d’être un pur aléa ; elle devient un objectif pour nos sociétés, et bientôt un droit pour les individus.

Mais de ce fait la santé publique devient en même temps un devoir. Certes la saleté n’est pas légalement punissable (sauf quelques récentes exceptions), mais elle est devenue civiquement (et moralement) condamnable : par mes négligences ou par mon manque d’hygiène, je mets mon entourage en danger et de proche en proche, je menace la collectivité tout entière.

La santé publique devient donc une fin en soi ; le droit à la santé est proclamé dans les Chartes fondamentales (Constitutions ou conventions internationales).

Toutefois ces bienfaits ne vont pas sans revers. Cet envahissement de l’espace social et de l’esprit public par les impératifs d’hygiène et de santé n’est pas sans dangers.

3.Les dérives de l’hygiénisme

Poussé à l’extrême, l’hygiénisme conduit rapidement au moralisme, au conformisme, voire –dans des situations ultimes– au totalitarisme. De même, une dérive vers l’eugénisme est-elle toujours à redouter : dès lors que je maîtrise les moyens d’améliorer la santé et le bien-être, n’ai-je pas le droit (et bien vite le devoir) d’en faire bénéficier mes contemporains, quitte à les leur imposer ? De l’idéal de l’homme sain, on glisse vite vers la quête de l’homme nouveau. Le fanatisme hygiéniste peut se révéler aussi impitoyable que le fanatisme religieux, raciste, écologique ou idéologique : la fin en vient toujours à justifier les moyens. Erigé en dogme, l’hygiénisme lui aussi engendre ses ayatollahs !

Plus généralement, on sait qu’en démocratie la liberté est fondée sur le principe absolu que la vie privée doit, normalement (sauf circonstances exceptionnelles), être soustraite au contrôle de la société ou de la puissance publique (Big Brother) ; or l’hygiénisme tend invinciblement à placer les comportements individuels sous l’emprise du corps social, avec d’autant moins de scrupules que “c’est pour la bonne cause”…

Sans atteindre à de telles perversions, l’hygiénisme peut aisément verser dans le scientisme, même (et surtout) quand la science devient moins sûre d’elle. Dans un registre voisin, l’hygiénisme pousse à la “médicalisation” abusive de situations qui ne le justifient pas nécessairement : ainsi, dans nos sociétés contemporaines, la maternité est-elle de plus en plus perçue comme une “maladie” et il n’est que de voir l’abus des échographies auxquelles conduit cette médicalisation. De même la grande vieillesse, quand elle est “médicalisée” à l’excès, peut-elle être victime de la maltraitance engendrée par l’acharnement thérapeutique.

A un moindre degré, il faut redouter le terrorisme qu’impose à nos contemporains le “carré magique” propreté-pureté-santé-beauté, avec le cortège de frustrations ou de fantasmes qu’il peut entraîner. De même peut-on rattacher à un fanatisme hygiéniste certaines des dérives, telles que le narcissisme ou le jeunisme, que l’on déplore dans nos sociétés contemporaines

Enfin, notre angoisse à l’idée de perdre la santé, notre panique face aux épidémies ou notre hantise des fléaux sociaux ne sont pas pour rien dans l’anxiété ou la culpabilisation qui nous taraudent.

La soif de sécurité et l’exigence du “risque zéro” qui marquent nos sociétés contemporaines s’expliquent certes par la montée de l’individualisme ainsi que par le vieillissement de nos populations (quand je me sens seul ou vieux, je deviens plus fragile…) ; mais elles résultent aussi des triomphes incontestés de l’hygiénisme : à partir du moment où des fléaux millénaires ont pu être jugulés et même éradiqués, les hommes en viennent à ne plus accepter le moindre risque, à ne plus tolérer l’aléa ni même la simple incertitude. Le dévoiement du principe de précaution –de plus en plus entendu comme une excuse à l’inaction ou comme un refus de toute innovation– est paradoxalement l’un des effets les plus pervers des victoires de l’hygiénisme sur la fatalité.

4.Les apports de la publicité

La publicité entretient des relations complexes avec l’hygiénisme, relations très différentes selon qu’il s’agit de publicité “de marques” ou de publicité “pour de grandes causes”.

Un nombre croissant de marques commerciales intègrent les préoccupations de santé publique dans leur discours publicitaire. Plus généralement, la publicité “marchande” doit de plus en plus prendre en compte les considérations hygiénistes, et ce d’un double point de vue.

D’une part, aucune campagne en faveur d’un bien ou service du commerce ne peut plus aujourd’hui heurter les principes généraux de bonne hygiène de vie, non plus que les préceptes de santé publique communément admis. Qui plus est, les pouvoirs publics et de nombreux mouvements d’opinion attendent même de la publicité commerciale qu’elle joue, en matière de santé-salubrité, un rôle préventif, normatif, voire éducatif.

D’autre part, et à l’inverse, la publicité ne doit pas encourir le reproche d’encourager les dérives dans lesquelles peut verser l’hygiénisme (narcissisme, jeunisme, surmédicalisation). En d’autres termes, la publicité doit se garder d’être, soit trop, soit trop peu, hygiéniste.

La marge est donc étroite, et c’est d’ailleurs l’un des objectifs fondamentaux de l’autodiscipline que d’aider la publicité à ne tomber ni dans le défaut ni dans l’excès d’hygiénisme. Les responsables politiques et les associations non-gouvernementales sont d’ailleurs vigilants et toujours prêts à morigéner la publicité commerciale ; et pourtant, en dépit de cette suspicion permanente, il ressort que – sauf rares abus – la publicité de marques diffusée en France globalement respecte, en matière d’hygiénisme, le “juste milieu” que l’esprit public attend d’elle. Cette “bonne conduite” est d’ailleurs attestée par le très petit nombre de cas où le législateur a estimé devoir aller au-delà de la seule autodiscipline – ce qui l’a conduit, soit à imposer des mentions “hygiénistes” (alcool “à consommer avec modération”), soit à procéder par interdictions (loi Evin sur la publicité du tabac).

Si l’on en vient à la publicité non directement commerciale, on observe qu’elle est de plus en plus sollicitée au soutien des grandes causes en général, des actions hygiénistes en particulier – ce qui n’a somme toute rien d’étonnant. En effet, face à la pression croissante qu’exerce sur nos sociétés l’exigence de santé publique, il est naturel que la publicité vienne épauler cette “conscience” hygiéniste.

A partir du moment où l’hygiénisme consiste fondamentalement à modifier, voire à corriger, les comportements, il est légitime qu’il s’assure le concours de la publicité. Face aux défis sociétaux, on sait en effet que la Loi – dans sa brutalité et son simplisme (normalement, la loi doit se borner à prescrire ou proscrire, à interdire ou obliger) – certes est nécessaire, mais non suffisante. La loi notamment est impuissante à convaincre, encore plus à éduquer.

Dès lors, la même conviction, le même savoir-faire, le même talent, que la publicité met à promouvoir des produits de marques ne peuvent-ils être mis au service de la santé publique ?

De fait, la publicité joue, depuis quelques lustres, un double rôle de soutien aux politiques sanitaires. D’un côté, elle promeut et valorise certaines attitudes qui sont jugés positives (consommer quotidiennement cinq fruits ou légumes ; pratiquer une activité physique ; conduire de manière plus sûre…). De l’autre, elle fustige ou ridiculise les comportements considérés comme négatifs (alcoolisme, tabagisme, abus d’antibiotiques…).

La publicité joue ainsi son rôle de redresseur d’image, préalable à toute évolution du corps social. Imagine-t-on pouvoir diminuer le tabagisme dans les années 30, alors que les héros de cinéma associent fumée et virilité, que les séductrices allument langoureusement leur cigarette, que le sage paysan tire sereinement sur sa bouffarde, et que… l’Etat a non seulement le monopole du tabac, mais encore distribue deux fois par mois une cartouche gratuite de cigarettes à ses vaillants conscrits ? Il fallait donc, pour réduire le tabagisme, bien sûr mettre en lumière les méfaits du tabac, bien sûr voter des lois répressives, mais simultanément il convenait aussi de “dé-stariser”, puis déconsidérer, les fumeurs et la fumée. Cela, aucune loi ne pouvait le faire ; seules des campagnes publicitaires successives –et de plus en plus agressives- l’ont réussi. (Réciproquement, la publicité anti-tabac seule n’aurait pas suffi à réduire le nombre de fumeurs, si en même temps n’avaient été édictées des hausses du prix de vente du tabac fortes et répétées).

Au total, il est donc peu discutable que, au soutien des diverses politiques de santé publique, la publicité à finalité “sanitaire” joue un rôle essentiel et qu’elle a sûrement contribué à modifier certains comportements critiquables : l’alcoolisme a diminué, le tabagisme a régressé, la sécurité routière s’est améliorée…

Cela étant, la publicité mise au service de la salubrité ne va pas sans poser problème…

5.La publicité “hygiéniste” en question(s)

D’abord, l’annonceur de telles campagnes a-t-il toujours la légitimité qui l’autorise à bousculer, souvent violenter, éventuellement terroriser, le public ? Au nom de qui nous parle-t-il et “d’où” s’adresse-t-il à nous ? Agit-il toujours dans la transparence qui seule peut garantir l’efficacité ?

Ensuite, certaines campagnes “sanitaires”, par la violence, voire l’horreur, qu’elles véhiculent, ne produisent-elles pas des effets contraires sur des publics pour qui “tout ce qui est excessif est insignifiant“. De même, leur caractère anxiogène, voire culpabilisant –avec la nécessité pour les campagnes de toujours surenchérir– ne risque-il pas d’être
contre-productif ? La publicité qui est normalement fondée sur le désir ou le plaisir, est-elle bien adaptée quand il est jugé nécessaire de jouer sur l’effroi ou l’horreur ?

D’autre part, la succession rapide, voire la simultanéité, des campagnes de salubrité publique n’ont-elles pas pour effet de banaliser les messages. De même que, dans l’actualité, la catastrophe d’aujourd’hui efface le drame d’hier, de même peut-on craindre que la campagne “sécurité routière” de ce soir ne brouille la campagne “anti-sida” de ce matin ? Surtout, cette profusion de messages “hygiénistes” ne vient-elle pas annihiler toute hiérarchie dans les priorités ? Ne vient-elle pas en outre pousser au découragement, à l’a-quoi-bonisme ou à la démission (dès lors qu’il y a tellement de malheurs sur cette Terre, est-il simplement envisageable d’y remédier ?).

Autre question : est-il possible de traiter par un message unique des fléaux qui sont souvent complexes, dans leurs manifestations comme dans leurs causes. Si l’on prend l’exemple de l’alcool, quels rapports y a-t-il entre l’alcoolisme subtil d’une mondaine désœuvrée, l’alcoolisme “dur” d’un exclu de la vie, et l’alcoolisme rageur d’ados en mal de rébellion ? Et dès lors comment s’adresser à la spécificité de chacun avec un message “tous publics” ?

Par ailleurs, la profusion des campagnes “sanitaires” ne conduit-elle pas à un Etat paternaliste, “maternant” une société d’assistés, dont il érode le ressort de la volonté individuelle ? Dans le même ordre d’idées, quand la publicité dénonce les fléaux sociaux, où doit-elle placer le curseur de la tolérance minimale, et par suite celui de la nécessaire transgression dont toute société a besoin comme d’une soupape ?

Enfin, c’est à juste titre que les campagnes hygiénistes souvent “ciblent” en priorité les jeunes, ce pour une double raison : d’une part la jeunesse est l’âge où l’on cumule les risques ; d’autre part le but est de prévenir le plus tôt possible certains comportements “déviants” ou nocifs. Mais l’hygiénisme étant par nature “normalisateur”, conformiste ou moralisant – toutes attitudes auxquelles les adolescents sont en général réfractaires –, les messages sanitaires peuvent-ils dès lors convaincre avec efficacité les jeunes populations ?

Pour conclure, la publicité est sûrement un bon auxiliaire des actions de santé publique, à condition toutefois de ne pas attendre d’elle plus qu’elle ne peut donner, et sous réserve qu’elle ne conduise pas à aggraver les pires dérives auxquelles peut mener un certain fanatisme hygiéniste.

Avis du Conseil de l’Ethique Publicitaire, publié le 10 juin 2010