Il faut toujours se méfier de la censure au nom du bien

Entretien avec Dominique Wolton Président du CEP

La lettre du président

Dominique Wolton Directeur de recherche au CNRS, fondateur et directeur de la Revue internationale Hermès Président du Conseil de l’éthique publicitaire

Directeur de recherche au CNRS et Directeur de la revue internationale Hermès, le Président du Conseil de l’Éthique Publicitaire (depuis sa création en 2005), commente les travaux 2020 du CEP et ce que lui inspire cette année atypique. Il défend le libre arbitre du receveur vis-à-vis de la publicité.

Comment résumeriez-vous l’année 2020 pour le Conseil de l’Éthique Publicitaire ?

Dominique Wolton : Dans un moment de mise en cause radicale de la publicité, le CEP a sorti deux avis courageux sur le statut de la publicité. Ces dernières années, le débat idéologique sur la publicité s’est considérablement durci, alors que l’accumulation de textes réglementaires et répressifs sont, en France, déjà considérables et uniques au monde. Les événements récents autour de la Loi Climat l’ont bien montré. Tout le monde est d’accord pour considérer qu’il y a une politique écologique à renforcer, mais on constate que dès qu’il est question d’écologie on voit ressurgir les stéréotypes, considérables, négatifs relatifs à la publicité. Il faut d’une part arrêter de faire de la publicité un bouc émissaire et d’autre part soulever enfin les aspects positifs de la publicité et ne pas prendre l’écologie comme le paradis. A l’horizon de l’écologie il n’y a ni un nouvel homme, ni une nouvelle société. La politique écologique est indispensable mais elle n’est pas le tout d’une philosophie de l’histoire.

Ces avis disent que la publicité n’entre pas seulement dans une logique économique, c’est aussi une œuvre de l’esprit, une capacité de création, de distance, d’humour. Et même si nous la rejetons souvent individuellement, elle fait partie de notre vie quotidienne, de notre culture. L’humour et la distanciation relèvent de la vie sociale et personne n’est dupe, il faut arrêter de prendre le récepteur pour un idiot. La plupart des critiques considèrent que le récepteur est passif, influençable et manipulé. Mais pourquoi le serait-il plus pour la publicité que pour la politique alors que l’on reconnaît le libre arbitre et la capacité critique du citoyen quand il s’agit de voter ? C’est pourtant le même individu. Il n’y a pas que dans la publicité qu’il y aurait des mensonges. Et en économie, politique, santé, culture, aménagement du territoire ?…

Ces deux avis sont à contretemps de l’idéologie du moment. Ils font preuve de la liberté d’esprit du CEP qui est en charge d’une réflexion critique et théorique sur les évolutions des attentes sociétales et pose les questions intellectuelles en essayant d’éviter les conformismes et l’idée banale et fausse selon laquelle tout serait mauvais dans la publicité, et bon dans l’écologie ! L’écologie n’est pas le viatique de nos sociétés.

Que faut-il retenir du premier Avis « Publicité, stéréotypes et représentations » ? 

A.L. : Il n’y a pas de communication ni de rapports sociaux sans préjugés et stéréotypes et on ne peut pas travailler sur la publicité et la communication sans réfléchir à deux aspects :

  • Tout d’abord, la question des stéréotypes nous impose de gérer une contradiction quasiment ontologique : le stéréotype modifie notre représentation du monde en déformant la vérité et en même temps, il permet d’accéder au monde par l’intégration de chacun de nous dans la sphère commune des représentations partagées. Plus il y a une circulation et une vitesse accrue de l’information, plus les stéréotypes jouent un rôle essentiel pour mettre du sens et de l’ordre dans les relations humaines et sociales. Stéréotypes et représentations sont donc à la fois l’obstacle et la condition du rapport au monde.
  • Ensuite, le stéréotype le plus tenace concerne le récepteur. Je l’ai dit précédemment, on considère qu’il est faible, malléable et peu capable d’exercer sa capacité critique, ce qui est faux. Les individus sont souvent plus critiques qu’on ne le croit. D’où vient la supériorité de celui qui critique la manipulation des autres et à laquelle il échapperait, lui?

Evidemment, celui qui dénonce la manipulation dont l’autre est victime, considère que lui-même n’est pas manipulé. Or, tout n’est pas tout blanc ou tout noir. Avec les représentations et les stéréotypes nous sommes tous engagés dans un jeu complexe de négociation de valeurs, d’interactivité, d’idéologie, de mensonges, de séduction, d’humour, etc. C’est pourquoi la culture de l’autorégulation repose sur la négociation entre les valeurs contradictoires qui structure une société. Qui dit négociation suppose le respect des uns et des autres.

Et que retenir du second Avis : « Publicité et nouvelles censures – la publicité bouc émissaire », un sujet au cœur de l’actualité, la publicité subissant une charge inédite par son ampleur et son intensité ? 

D.W. : Depuis ces dernières années et particulièrement en France, la publicité est devenue un bouc émissaire facile. On lui attribue tous les maux de la société occidentale, ce qui montre là encore un manque de confiance dans l’individu et dans l’intelligence collective. Il faut accepter les critiques, mais la publicité n’est pas responsable de tout ce qui ne va pas. Le mouvement antipub actuel rejoint le moralisme trop plein de bons sentiments qui tente de légitimer une propension à vouloir étendre la censure. Attention aux dogmatismes qui reposent sur de pseudos cautions scientifiques ! Une élite saurait à la place des citoyens ce qui relève du bien et du mal, donc ce qui doit être autorisé ou interdit ? Il faut toujours se méfier de la censure au nom du bien car les censeurs sont plus souvent dogmatiques que défenseurs de la liberté. Surtout que dans tous les pays démocratiques, il y a un nombre incalculable de lois et règlements qui empêchent les publicités trompeuses, perverses, etc. La réalité est celle d’un secteur largement marqué depuis 50 ans par la réglementation, et par la négociation, mais le rôle de celle-ci est ignoré par les contempteurs d’une publicité « toute puissante » et qui réclament encore plus de contrôle et d’interdiction.

Sur ces deux sujets, on voit bien que les idéologies à charge progressent. Êtes-vous optimiste ou pessimiste sur le moyen terme ? 

D.W. : Je suis plus optimiste sur le moyen terme que sur le court terme car on est encore dans un moment où l’idéologie punitive des « héros du bien » prend une place trop prépondérante. On n’ose pas les risques de la liberté. Le moralisme prend trop de place, et véhicule trop de bonne conscience et beaucoup d’anathèmes.

Depuis fin 2019, les Avis du CEP sont publiés et enrichis sous la forme de Cahiers de l’Éthique Publicitaire. Ils ont pour ambition de valoriser et mieux diffuser le travail de connaissance et de réflexion réalisé par le CEP sur les sujets identifiés comme prioritaires. Êtes-vous satisfait de ce format ? 

D.W. : Oui, je suis satisfait. Les Cahiers contribuent à plus largement diffuser une réflexion critique sur la publicité – dont elle a bien besoin – en luttant contre les stéréotypes négatifs et en posant la question de la place de la publicité dans la culture et les connaissances. La forme est claire, le texte assez court, même si on pourrait encore plus le simplifier, et la mise en page agréable. Les Cahiers reflètent bien la teneur de notre travail intellectuel, montrant qu’il est compliqué d’émettre des avis non dichotomiques et pas trop idéologisés sur des sujets souvent très controversés. Les Cahiers sont aussi un moyen de susciter plus de réflexion dans le monde académique, les écoles et le milieu professionnel.

En 2020, dans le contexte de l’échéance statutaire des mandats triennaux, le CEP a poursuivi le renouvellement de ses membres. Le pluralisme culturel et intellectuel au sein du Conseil vous parait-il assuré ? 

D.W. : Oui, la représentativité s’est accrue, mais on ne peut pas la développer à l’infini. On peut mourir de trop de représentativité, car elle crée logiquement plus de défense des différences et peut étouffer la réflexion commune. Je suis pour la représentativité quand elle permet, par exemple, aux entreprises de créer des produits qui prennent en compte les différences, et je suis contre quand elle crée un facteur de rigidité supplémentaire. Le droit aux différences où aux identités peut-être un piège dont on voit les dégâts avec tous les différentialismes et les communautarismes. Aujourd’hui, préserver l’être ensemble et l’universalisme est au moins aussi important que préserver les identités.

Le travail du CEP sur le thème « l’hypersegmentation de la publicité : défis sociétaux et technologiques » a fait l’objet d’un Avis publié en mars dernier. Quels sont les autres sujets de réflexion du CEP pour cette année 2021 ? 

D.W. : Nous avons terminé un Avis « Animaux, société, publicité » car on ne peut pas bâtir une société responsable sans prendre en compte la totalité des êtres vivants. Nous travaillons également sur la communication politique analysant les différences dans les concepts et les pratiques et nous posant des questions sur les liens entre l’espace public, les opinions publiques, les médias traditionnels, les réseaux, l’Europe et la mondialisation.

En mars 2021, l’ARPP a annoncé cinq engagements pour renforcer l’efficience de la régulation professionnelle de la publicité concertée avec la société civile. L’engagement n°5 concerne les instances associées, puisqu’il s’agit de mettre en place des échanges avec des associations ou experts non représentés au sein du dispositif de régulation professionnelle de la publicité, sous la forme de forums. Qu’est-ce que cela va changer pour le CEP ? 

D.W. : Pour rédiger nos Avis, nous avons déjà cette habitude d’auditionner des experts, des militants, des personnalités extérieures, donc cela ne va pas changer fondamentalement notre pratique. Nous avons plutôt le problème inverse : lorsque nous nous saisissons de certains sujets, nous avons souvent du mal à trouver des interlocuteurs ayant des points de vue contradictoires et sortant des stéréotypes. Or, le CEP contribue à produire des connaissances sur ce secteur très important de la communication, trop souvent réduit à des caricatures et à des stéréotypes. Le travail que nous faisons va susciter de l’intérêt théorique sur des questions complexes qui mixent commerce, politique, culture, liberté, création, communication etc.

Dans le contexte de crises sanitaire et économique dues à la Covid-19, quel devrait être selon vous le rôle de la régulation professionnelle concertée de la publicité ? 

D.W. : Il ne devrait pas y avoir de régulation supplémentaire, et après la pandémie, ne devrait-on pas tout reprendre et ouvrir des pistes de réflexion sur plus de distance, de joie de vivre, d’humour ? En temps de crise, il faut sauver la liberté critique du monde de la publicité et de toutes les activités culturelles d’expression. Il n’y a pas assez de « bonne distance ».
Il y a trop de distance médicale et pas assez de distance ironique ou humoristique. On a envie de sortir d’un monde de la communication trop sinistre avec une idée de changement. Le secteur de la communication et de la publicité est trop dans une logique de défense. Pourquoi après tous les plaidoyers pour la liberté, ce secteur se caricature-t-il dans un repli défensif au nom de la défense de soi et de la méfiance envers l’autre ?

Il faudrait au contraire au moment du déconfinement, « ouvrir », faciliter les innovations, tout ce qui permet de retrouver la joie, l’espoir, et les utopies. En un mot faire confiance aux plus jeunes comme aux plus âgés.

La crise devrait pousser à inventer de nouvelles formes d’innovation. Il est indispensable également pour les entreprises de faire du comparatif européen. Il sera intéressant de comprendre comment les pays ont réagi après s’être trop renfermés sur eux-mêmes, car on ne peut pas considérer la réouverture des cafés et des terrasses comme le but ultime d’une civilisation. Il est important de rouvrir la question de la solidarité mondiale ! L’Europe est à l’échelle de ces défis. Avoir confiance enfin dans l’Europe et oser inventer une « autre mondialisation », voilà deux beaux objectifs pour des valeurs de communication, bien plus intéressantes que les performances des GAFA et les promesses des « économies numériques » ! Ni la technologie, ni l’économie, ni l’écologie ne suffisent à inventer un nouveau modèle de société. Il y a beaucoup de places pour d’autres inventions !