GT 1 Publicité et big data

Pilote : Thierry Libaert

A . Auditions

1. Conseil National du Numérique

Yann Bonnet, Secrétaire général
Charly Berthet rapporteur
Francois Levin rapporteur

 

Le Conseil national du numérique est une commission consultative indépendante, dont les missions ont été redéfinies et étendues par un décret du Président de la République du 13 décembre 2012.

Il  a pour mission de formuler de manière indépendante et de rendre publics des avis et des recommandations sur toute question relative à l’impact du numérique sur la société et sur l’économie.

Depuis 3 ans environ 15 avis ont été rendus (consultables sur le site du CNNum).

La méthode de travail  est très ouverte : auditions, plateforme permettant d’associer à la concertation des internautes, journées  contributives avec des ateliers ouverts à tous.

Le CNNum n’a pas encore travaillé sur les questions publicitaires.

Cependant certaines des thématiques, objets de réflexions précédentes sont « exportables » vers la publicité :

La notion de confiance, essentielle, dans l’économie numérique.

Loyauté des plateformes en ligne (dire ce qu’elles font et laisser la possibilité de contrôler si elles le font effectivement).

Simplifier et rendre explicites les CGU, pour que le consentement de l’internaute soit effectif lors de la communication de données.

Demande du pilote du groupe CEP ,Thierry Libaert,  relative à la récupération de données pour le ciblage publicitaire.

Renvoi à l’article 27 du projet de loi numérique sur la protection des mails privés : interdiction de récupérer les données sauf autorisation expresse du consommateur.

Le CNNum affirme le principe de libre disposition des données personnelles  (autorisation et portabilité).

Pas de réflexion actuelle sur la géo localisation.

Fanny Vielajus membre du groupe CEP, évoque la question des data brokers très actifs aux USA, courtiers de données qui les revendent à divers utilisateurs, expliquant que les internautes ne sont pas conscients de ces utilisations postérieures (tjrs problème des CGU non explicites).

2. Dominique Cardon

Sociologue français du département SENSE d’Orange labs et professeur associé à l’université de Marne-la-Vallée (LATTS). Il est également membre associé au Centre d’études des mouvements sociaux de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Son dernier ouvrage paru s’intitule « A quoi rêvent les algorithmes ? »
Les « big data » existent depuis toujours : enregistrement puis analyse de données statistiques, mais le volume actuel modifie la problématique.

Définition de la probabilité subjective : on établit la probabilité d’un évènement en fonction d’évènements ultérieurs qui amène à la modifier.
Dans le domaine du numérique, les calculs sont plutôt effectués sur la base des comportements et non des représentations.

Il estime nécessaire de rendre plus transparents les mécanismes opaques du fonctionnement des opérateurs du digital.
Il souligne l’opacité des CGU.
Il rappelle que tout le système d’exportation des données vers d’autres partenaires, est basé sur un consentement qui n’existe pas dans la réalité, de l’internaute.

Il indique que le volume des données malgré les traitements dont elles font l’objet, ne permet pas de personnalisation fine des messages (statistiques puissantes mais « idiotes »)
Ce qui est démontré par le faible taux de « clicks ».
Seules les techniques du « pied dans la porte » sont performantes.

Pourquoi le ciblage fait par Google est efficace ?
Parce qu’il part de recherches, donc de souhaits, de désirs, il est positionné sur l’avenir de l’internaute, ses quêtes et non seulement sur ses actes, sur ses représentations et non ses comportements.

Alors que le travail effectué sur des données basées sur le présent et le passé, (comportements) est voué à l’échec car il détruit la valeur à moyen terme.

Le phénomène des adblocks est une conséquence des mauvaises techniques de ciblage.
Vouloir y remédier par le native advertising est dangereux car cela ne règle pas le problème fondamental et renforce le sentiment d’intrusion ressenti par l’internaute.

Il faut :
plus de transparence dans le marché du digital et des processus utilisés,
un travail sur une séparation explicite entre l’éditorial et la publicité,
une restauration du consentement du consommateur (travail sur les CGU).

B. Projet d’avis

Soumis à la plénière le 17 juin 2016

Avis « Publicité et big data »

Rapporteur : Thierry Libaert

  • Le constat

Il existe un fort décalage sur le sujet du big data ; d’un côté un discours d’experts, technico-économique, mettant l’accent sur les nombreuses et indéniables potentialités dans un grand nombre de domaines de la vie économique et sociale, notamment sa contribution à la croissance économique, les progrès dans le domaine sanitaire et particulièrement en matière de prévention des maladies, dans le domaine agricole où l’utilisation des méga-données permet, grâce à une meilleure connaissance des modes de croissance, d’obtenir une baisse significative des pesticides. De l’autre, de nombreux juristes, un grand nombre d’ONG et une large majorité de l’opinion publique expriment une forte inquiétude, particulièrement sous l’angle des libertés de choix et de maîtrise des données personnelles. Cette inquiétude n’est pas propre à la France : 81 % des Français [1] et 69 % des Européens se déclarent « préoccupés » par le big data.

Appliqué à la publicité, le big data entraîne un saut quantitatif. La publicité a toujours fonctionné sur le principe d’une adaptation de ses messages à des audiences qu’il était nécessaire de bien délimiter grâce à des croisements statistiques toujours plus élaborés. Toutefois et plus fondamentalement, l’activité publicitaire en elle-même sera vraisemblablement fortement impactée en raison du volume toujours croissant des données, de la possibilité technique de leur utilisation instantanée dès le recueil d’informations opéré, et de la micro segmentation des informations et en conséquence du ciblage permis par les logiciels de données.

Cette transformation du modèle publicitaire s’effectuera sous deux angles.

D’abord, celui de l’apparition d’un nouveau marché. En 2016, et après que la volumétrie des données ait été multipliée par 3 entre 2012 et 2015 au plan international, le marché de la donnée est valorisé à plus de 1.000 milliards de dollars. Par conséquent, cela entraîne la création de nouvelles activités et emplois autour des métiers du recueil, de l’exploitation et de la vente des données.

Ensuite, en raison de la transformation fonctionnelle des supports publicitaires, le big data est souvent associé à la publicité sur Internet, mais dans quelques années il impactera l’affichage numérique et probablement la publicité audiovisuelle qui pourra s’adapter aux profils des téléspectateurs à leur domicile.

Cette transformation offre de nombreux avantages à l’activité publicitaire. Les messages qu’elle délivre seront mieux personnalisés grâce à une délimitation plus fine des publics visés. Par ailleurs, sur le web, la publicité peut réagir en temps réel aux comportements des audiences. Une requête sur un moteur de recherche couplé à un historique de navigation peut entraîner immédiatement le message publicitaire adapté à l’aspiration du moment de l’internaute. Par un meilleur ciblage, le citoyen pourra percevoir que les messages qu’il reçoit sont mieux adaptés à ses aspirations et que ce qu’il ressent comme du gaspillage ou de l’omniprésence publicitaire se réduit. Ainsi, c’est une meilleure acceptabilité sociétale de la publicité qui peut être induite par la généralisation du big data.

Toutefois, de nombreuses incertitudes et risques apparaissent dans l’hypothèse d’une maîtrise partielle du phénomène.

Le big data ouvre les portes à de nombreuses incertitudes. Jamais l’humanité n’a disposé d’autant d’informations et celles-ci continueront à croître dans des proportions considérables. Cette situation étant sans égale, il est impossible de prévoir avec précision quels pourront en être les effets. Il n’est pas à exclure que cette surcharge quantitative d’informations puisse entraîner des modifications qualitatives profondes sur nos sociétés, ce qui dépasse largement le seul impact publicitaire.

En outre, de manière globale, le big data peut contribuer à la fragmentation du corps social. La publicité traditionnelle « de masse » procurait un lien social, elle participe de la cohésion des sociétés par la diffusion de messages globaux, visibles par chacun. Appliqué à la publicité, le big data délite ce lien par une segmentation extrême qui renforce les cloisonnements sociétaux, peut induire un risque de discrimination, et contribue à l’atomisation du corps social.

Le big data, basé sur le recoupement des expériences passées, peut réduire les phénomènes de sérendipité et freiner les découvertes par la mise en évidence de produits et services correspondant à des comportements antérieurs. Cela peut rigidifier les attitudes, renforcer les habitudes et diminuer la curiosité pour des produits, services, voire modes de vie différents.

Le big data génère pour beaucoup un double sentiment de préoccupation. D’abord celui d’une relative dépossession, d’absence de contrôle à l’exemple des clauses générales d’utilisation (CGU) de logiciels informatiques pour lesquels la formulation et la longueur dissuadent chacun d’une lecture intégrale. Ensuite, le big data est associé à l’intrusion publicitaire parce qu’il favorise l’envoi de messages adaptés à l’aspiration du citoyen tout à la fois au plan temporel grâce à l’hyper réactivité des messages et au plan spatial avec la géolocalisation associée. Le sentiment d’intrusion publicitaire a fortement progressé, il atteignait 61 % en janvier 2015 contre 41 % en 2010 [2]. S’il n’est pas la cause, le big data contribue à une publicité moins balisée, moins facilement identifiable et ressentie de manière plus agressive. Il facilite le phénomène de native advertising en accroissant la délivrance de publicité adaptée à son audience au cœur même d’un flux d’information non publicitaire.

Il est de l’intérêt même de la profession publicitaire de mieux réguler l’intrusion publicitaire puisque la conséquence immédiate est la généralisation des bloqueurs de publicité (ad blocks) qui, bien que reposant souvent sur une démarche commerciale contestable [3], traduisent une distanciation forte avec une publicité jugée trop intrusive.

Enfin, et sur le niveau plus directement lié à la fonction publicitaire, le big data peut freiner la créativité publicitaire et réduire la production de désirs par la création de récits imaginaires pour se recentrer sur la production de contenus informatifs, directement utilisables par le consommateur. Plutôt que de cultiver le désir, le big data permet en effet de répondre immédiatement à un besoin exprimé par le consommateur. Cela peut contribuer à l’évolution du rôle sociétal de la publicité vers des incitations directes et incessantes à l’achat et en conséquence de réduire la production de désirs. Le big data ne remplacera certes pas le rêve puisque c’est l’imaginaire qui fournit sa substance à la marque, c’est le désir qui induit les comportements et non la précision du message. Il n’est toutefois pas exclu que le modèle de créativité publicitaire actuelle évolue et avec lui le rôle sociétal de la publicité.

  • Recommandations

Une meilleure information du public est indispensable. Il est nécessaire que chacun connaisse mieux les droits dont il dispose en la matière, notamment celui de l’accessibilité, au contrôle et à la rectification de ses données. Les citoyens doivent mieux percevoir le lien entre le big data et la gratuité du web qui résulte souvent tacitement en contrepartie d’un recueil des données. « Quand c’est gratuit, c’est vous le produit ».

Les Pouvoirs publics doivent imposer aux producteurs de services informatiques la délivrance de clauses générales d’utilisation réellement compréhensibles. Cela peut être effectué par l’adjonction d’un document synthétique d’une ou deux pages, présentant les éléments majeurs des CGU du point de vue du recueil et de l’utilisation des données pour l’utilisateur. Un meilleur contrôle de l’effectivité du respect du CGU par les producteurs de logiciels apparaît également nécessaire. Le consommateur doit pouvoir être informé du devenir des informations qu’il transmet, ce qui passe également par une meilleure réglementation du nouveau marché de data broking qui échappe largement aux réglementations nationales.

Aucune donnée ne doit pouvoir être recueillie à partir du contenu de messages électroniques privés. Ce point, intégré au projet de loi numérique [4], est fondamental tant en termes de liberté publique que sur le plan de l’acceptabilité publicitaire.

La séparation explicite entre la publicité et le contenu éditorial doit être renforcée.

Le consommateur doit voir ses choix élargis. Le modèle actuel de collecte des données sur le web est trop binaire et l’individu n’a trop souvent que le choix entre une acceptation totale de délivrance de ses données personnelles contre un accès au service, et le refus de l’acceptation qui lui ôte tout accès. Certains supports, notamment dans le secteur des médias, proposent ainsi des formules permettant un choix plus élargi dans l’accès à l’information en fonction des critères d’acceptabilité et de filtrage des publicités.

Le Conseil de l’Ethique Publicitaire, sans négliger les nombreux avantages de l’explosion des données et ses impacts sur la publicité, appelle donc à la vigilance des principaux acteurs. Visibilité des CGU, élargissement des choix possibles, renforcement de l’identification publicitaire, meilleure transparence du marché, vérification et contrôle sur les données et leurs transferts, sont les axes majeurs permettant une meilleure régulation.

Le big data interpelle donc directement l’éthique publicitaire puisqu’il en questionne directement les fondements. Le concept même de publicité renvoie à la notion d’espace public, celle-ci est originellement « ce qui est rendu public ». Le big data s’opère majoritairement au sein de la sphère privée. C’est donc pleinement, en raison de cette tension entre les sphères publiques et privées, une question de responsabilité éthique de la publicité que d’inviter à un large débat sur le sujet pour une régulation ouverte et transparente.

 

[1] Commission européenne. Eurobaromètre 83.1. 27 900 interviews face à face. 2015.
[2] Baromètre annuel de l’intrusion. Publicis/ETO. 1026 répondants. 2015.
[3] Cf. Avis du CEP du 14 septembre 2015 « Blocages publicitaires : l’impasse »
[4] Art. 34 du projet de loi pour une République numérique, issu des travaux parlementaires, avant Commission mixte paritaire (mai 2016) : « Le traitement automatisé d’analyse, à des fins publicitaires, […[ est interdit sauf si le consentement exprès de l’utilisateur est recueilli à une périodicité fixée par voie réglementaire, qui ne peut être supérieure à un an. »